Volume 40 - numÉro 5 - 26 septembre 2005 |
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Une sociologue chez les danseuses nuesSelon Shirley Lacasse, la logique marchande domine
Fidélisation de la clientèle, vente personnalisée, avantages concurrentiels... Quand elles avancent leur tabouret pour offrir une «danse à 10» à un client, les danseuses nues adoptent des stratégies empruntées au monde du commerce, semblables à celles qu’on enseigne dans les écoles de gestion. C’est ce qu’a pu conclure Shirley Lacasse à l’issue d’une observation minutieuse du travail des danseuses érotiques dans deux bars de la région montréalaise. Pendant un an, l’étudiante au doctorat de l’UdeM s’est rendue presque chaque soir dans l’un ou l’autre bar où avaient lieu ces spectacles afin d’observer 31 danseuses et de s’entretenir avec elles. Cette approche ethnologique lui a permis de lever le voile, si l’on peut dire, sur une profession à peu près jamais explorée par les universitaires québécois. «On a beaucoup dit que ces femmes étaient victimes d’un rapport de domination basé sur l’exploitation sexuelle, explique Mme Lacasse, qui, en plus de son doctorat, est titulaire d’un baccalauréat en sexologie et d’une maitrise en criminologie. Je ne suis pas d’accord. Dans les faits, ce sont des travailleuses autonomes qui fixent les conditions d’échange de leurs services avec la clientèle. Les plus habiles tirent le meilleur parti de leur clientèle.» Par exemple, on pourrait penser que les plus jeunes et les plus jolies gagnent davantage d’argent que les femmes qui dansent depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Il n’en est rien. «Des filles bouclent leurs soirées avec 50$ dans leurs poches, d’autres avec 500$. La différence entre les deux se situe dans la gestion de leurs compétences», indique Mme Lacasse, dont la thèse de plus de 200 pages s’intitule «Le travail des danseuses nues: au-delà du stigmate, une relation de service marchand». Journal de terrainSoir après soir pendant 12 mois, la doctorante s’est donc rendue dans deux bars érotiques (l’un à Montréal et l’autre à l’extérieur de l’ile) et, grâce à deux femmes qui lui ont servi d’intermédiaires, elle a pu établir une relation de confiance avec des dizaines de danseuses. Tenant quotidiennement un journal de terrain, elle a accumulé une masse d’informations à leur sujet. Son doctorat, analyse et rédaction comprises, s’est étendu sur près d’une décennie. Bien qu’elle ne prétende pas avoir constitué un échantillon scientifique de l’ensemble des danseuses nues, la chercheuse a tenté de bien représenter le milieu. Il y a quelques surprises. D’abord, le tiers des femmes rencontrées n’avaient pas terminé leurs études secondaires, mais presque autant avaient étudié au cégep ou à l’université. Par ailleurs, l’âge des répondantes est plus élevé qu’on pourrait le penser: 28 ans en moyenne au bar montréalais et 35 à celui situé en banlieue. La majorité des femmes exercent ce métier depuis plus de 10 ans et plus de la moitié ont des enfants. Shirley Lacasse insiste, tant dans sa thèse qu’en entrevue, sur le fait que les danseuses sont injustement stigmatisées par la population et les médias. Quand on analyse objectivement leur réalité, souligne-t-elle, on constate qu’elles sont beaucoup plus en contrôle de la situation qu’on pourrait le croire. «Une femme qui déteste se faire toucher les seins peut s’arranger pour attirer une clientèle qui ne l’embêtera pas avec cet aspect du travail. De la même façon, une femme qui n’est pas à l’aise pour tenir une conversation va se concentrer sur des rapports plus physiques. Ce sont souvent elles qui fixent les règles.» Cela ne veut pas dire que le travail de danseuse nue est de tout repos. «Non, je ne le ferais pas», répond-elle quand on lui demande si elle aurait été elle-même intéressée par ce métier. Elle est parfaitement consciente des difficultés, notamment financières, que vivent ces femmes. De plus, «dans l’exercice de leur profession, les danseuses sont parfois exposées à des formes de violence physique (morsures) ou psychologique (humiliation), mais aussi à diverses transgressions (par exemple des touchers non autorisés par les danseuses) de la part de clients», écrit-elle dans sa thèse. Mais elle ajoute aussitôt: «Nos données laissent toutefois entendre que ces situations problématiques et exigeantes sur le plan de la gestion des émotions sont peu représentatives du travail quotidien des danseuses.» Au-delà du stigmateSelon Mme Lacasse, aujourd’hui enseignante au Collège de Bois-de-Boulogne, à Montréal, le statut de danseuse se serait dégradé depuis une décision, en 1999, de la Cour suprême du Canada autorisant les danses contacts. Jusque-là, une bonne partie de ces «travailleuses du sexe» étaient salariées et complétaient leur revenu avec les pourboires obtenus par des danses en privé «à 5$», où seuls les yeux pouvaient toucher. Depuis, la quasi-totalité d’entre elles ne vivent que grâce à leurs pourboires et les danses contacts «à 10$» (où certaines caresses sont permises) se sont multipliées. Les tenanciers ne leur versent plus un sou pour leur présence dans la salle de spectacle. Elles doivent même donner une partie de leurs pourboires au service de bar. Résultat: le plancher est une petite jungle commerciale. Au cours de ses entretiens avec les clients des bars érotiques, la chercheuse a constaté que ceux-ci considéraient la «danseuse typique» comme une femme «immorale», «stupide», «sans instruction», «vulgaire», «sans classe» et «prostituée». Pourtant, lorsqu’il paie une femme afin qu’elle exécute une danse pour lui, le client s’attend à la trouver différente de cette image. «C’est en entrant individuellement en relation avec les clients que les danseuses ont davantage l’occasion d’échapper à la mauvaise réputation qui touche la danseuse typique, peut-on lire dans la thèse. Par la personnalisation des services, les danseuses réussissent à se distinguer des autres et à s’éloigner des présuppositions communes qui touchent leur métier.» Analysée sous l’angle de la sociologie du travail, la danse érotique répond donc aux principes de la logique marchande. Et il faut aborder les danseuses nues comme des travailleuses autonomes capables de gérer leur expertise. Pour Shirley Lacasse, c’est ce qu’il faut retenir de son travail. Mathieu-Robert Sauvé |
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