Hebdomadaire d'information
 
Volume 40 - numÉro 7 - 11 octobre 2005
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

Voyage dans l’adolescence masculine

Marguerite Soulière incite des adolescents à tourner des films pour se révéler

Dissimulé dans des «kilomètres de pantalons», sous des chandails trop grands dont le capuchon cache les visages, le corps des adolescents est la «meilleure porte d’entrée de l’univers des jeunes d’aujourd’hui», croit Marguerite Soulière, qui en a fait le sujet de sa thèse de doctorat en anthropologie.

Elle-même mère de deux adolescents, Marguerite Soulière est fascinée autant que déroutée par la révolution intérieure qui se déroule sous ses yeux. Comme elle s’était beaucoup intéressée aux étapes qui marquent la transition des cycles de vie, notamment dans ses études de maitrise à l’UdeM, elle a décidé de consacrer son doctorat au corps des jeunes hommes. «C’est le corps pris au sens large, précise-t-elle au cours d’une entrevue. J’étudie le corps physique, mais aussi le corps symbolique, métaphorique.»

Comme les jeunes sont parfois peu habiles à exprimer leurs rapports avec le corps, elle a choisi la création artistique pour faire parler trois groupes d’adolescents de la région de Sherbrooke, où s’est déroulé son «terrain». Le résultat est éloquent. Les courts métrages qui ont été réalisés témoignent d’une imagination vive, débridée et d’une vision très originale de leurs auteurs sur le monde qui les entoure. Les comédiens-réalisateurs tiennent des propos inattendus sur le tabagisme, le système de santé, l’ostracisme.

Le corps a beau être l’élément le plus individuel qu’on puisse avoir, il n’en est pas moins représentatif d’une culture et d’une mentalité plus étendues. «La perspective individuelle du corps, à la fois singulière et plurielle, la prise en compte des perceptions et de l’expérience des individus est au cœur de la démarche anthropologique de compréhension des cultures et de leur transformation», explique la doctorante dans un résumé de sa thèse qu’elle est venue présenter au cours d’un séminaire de deuxième cycle en anthropologie, le 21 septembre dernier.

De vrais films

Avec l’aide de deux vidéastes de l’organisme Sans sens sur, trois groupes de garçons de 14 à 17 ans ont procédé au tournage des films. «Au départ, ce devait être des autoportraits, mais nous nous sommes vite rendu compte que ce cadre les rendait mal à l’aise. Ils voulaient faire de “vrais films”. On leur a donné le OK», raconte l’un des vidéastes.

Amen, Larry explore avec humour et cynisme le phénomène de la marginalité. Un jeune homme rejeté par ses pairs apprend à affirmer son identité grâce à l’alcool et à la cigarette. Dans un autre film, c’est le vol d’une mobylette qui est l’argument des scénaristes, tandis qu’un troisième court métrage est une critique acerbe des magasins à grande surface. «Je ne sais pas si ça veut dire quelque chose, mais chaque film se termine par la mort du personnage principal», mentionne le vidéaste.

L’analyse de ces films reste à faire; toutefois, pour l’étudiante au doctorat, le discours des jeunes débouche sur un regard différent de celui auquel on est habitué. Il n’y a pas que du désespoir et de l’angoisse dans ce discours. «Peut-être qu’il existe un héritage spirituel difficile pour les garçons, mais ça ne va pas si mal qu’on le dit pour eux, prétend-elle. Le jeu et l’humour occupent chez eux une place prépondérante.»

Cette recherche-action aura en tout cas permis une incursion dans la créativité des jeunes, où s’expriment leurs multiples préoccupations: effritement des solidarités sociales, problème de l’équité intergénérationnelle, redéfinition de l’identité masculine, absence de modèles. «En tout cas, lorsqu’on les fait participer à un projet, ils s’engagent à fond», constate-t-elle.

Le corps anthropologique

Le corps, en anthropologie, est un concept très riche, a-t-elle rappelé au cours du séminaire du professeur Gilles Bibeau, auquel prenait part une douzaine de personnes. Tour à tour, Émile Durkheim, Marcel Mauss, Maurice Merleau-Ponty, Margaret Lock et plusieurs autres ont réfléchi sur le corps comme objet de changement social. L’approche féministe, par exemple, a beaucoup influé sur le «développement du paradigme corporel en anthropologie», comme l’écrit Mme Soulière. «Nous devons prioritairement aux femmes, aux féministes, d’avoir compris la centralité, la richesse et la fécondité qu’offrait le corps pour se penser comme humains», poursuit-elle.

Les années 60 et 70 ont propulsé le corps à l’avant-garde des concepts anthropologiques. Deux «urgences historiques» en ont résulté. «La première est l’émergence du sujet, acteur central de son devenir, en rupture avec un passé et un carcan normatif étroit, répressif et moralisateur. La seconde, conséquente à la première, est la dénonciation, la déconstruction des pouvoirs qui ont aliéné et qui tiennent encore en laisse les corps.»

Pourquoi ce doctorat? Pour «soulager l’adolescence masculine du poids de l’histoire, des peurs et des incertitudes qui caractérisent notre époque et qui enchâssent les adolescents dans une toxicité latente», peut-on lire dans sa thèse.

Une histoire à suivre.

Mathieu-Robert Sauvé

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