Volume 40 - numÉro 8 - 17 octobre 2005 |
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La brouillonnologie, vous connaissez?Le professeur Guy Laflèche s’intéresse à l’étude scientifique du brouillon
Qu’ont en commun Balzac, Flaubert, Zola, Valéry, Proust et Ponge? «En prenant soin de leurs archives, ces auteurs nous ont légué de précieux brouillons de leurs œuvres», souligne Guy Laflèche dans une publication intitulée Le manuscrit moderne. Publié aux Éditions Guérin, l’ouvrage comprend une foule de renseignements sur le manuscrit comme système de communication et d’information. Un sujet qui intéresse le professeur du Département d’études françaises depuis une dizaine d’années. «Le phénomène de la “conservation des brouillons” n’est pas un fait nouveau, indique-t-il. Depuis la fin du 19e siècle, les carnets, notes et esquisses sont collectionnés et, donc, se vendent et se payent cher.» Mais aussi nobles soient-ils, les brouillons des écrivains célèbres font partie d’une industrie, estime Guy Laflèche. «L’Institut des textes et manuscrits modernes est en France la combine qui permet à l’État d’un côté d’acheter ces manuscrits et de l’autre de rémunérer les pseudosavants qui ont construit leur carrière autour, rendant ainsi possible la mise en place de la critique génétique du manuscrit moderne.» C’est en réaction à cette science née dans les années 70 que le professeur Laflèche a proposé un nouveau champ pour la recherche littéraire: la brouillonnologie. «Il s’agit de l’étude scientifique du brouillon», explique le chercheur. L’idée lui en est venue à la suite de la parution dans Le Devoir, en 1997, d’un texte teinté d’humour mais dont le propos était sérieux. Dans cette critique parodique intitulée «Un exploit de la génétique littéraire: quand le brouillon manquant de Phèdre permet de mieux comprendre Jean Racine», Guy Laflèche démontre qu’on ne peut pas viser la connaissance des œuvres par l’étude des brouillons. En revanche, les brouillons aident parfois à rétablir la lettre du texte et permettent d’étudier l’auteur et ses conceptions littéraires. «Le pamphlet s’adressait aux savants, mais, parce qu’il avait paru dans le quotidien montréalais, les revues scientifiques ont refusé de le publier, raconte-t-il. Furieux, j’ai inventé la brouillonnologie!» Critique de la critique génétiqueLe temps passe, la colère s’estompe, mais l’intérêt à l’égard de ce domaine de recherche demeure. Le site Internet consacré au sujet (www.mapageweb.umontreal.ca/lafleche/br/), que le professeur Laflèche a lancé en septembre 1997, ne cesse de se développer depuis. Son souci est maintenant de susciter un débat sérieux sur la critique génétique du manuscrit moderne (CGMM). Dans son ouvrage Le manuscrit moderne, il écrit: «Confondre les brouillons et les manuscrits des auteurs sous le nom de “manuscrit moderne”, c’est non seulement employer l’expression dans le sens de la métonymie du langage familier, c’est encore ignorer l’étape essentielle de la mise au net dans la rédaction, mais c’est surtout confondre la mise au point d’un texte avec le pomponnage pompier d’une rhétorique archaïque.» En entrevue, Guy Laflèche élargit le propos: «Les adeptes de cette approche travaillent à l’envers. Le brouillon ne peut pas nous aider à mieux comprendre l’œuvre, c’est impossible! Il n’existe aucun rapport entre le net et le brouillon. Qu’une lettre procède ou non d’un brouillon, cela ne change absolument rien du point de vue du résultat. On écrit de bonnes et belles lettres sans brouillon et des torchons après 36 brouillons. Même chose pour les romans.» À son avis, la CGMM est «une sinistre imposture intellectuelle» qui ne saurait résister à la polémique du brouillonnologue ni même affronter la douce critique du spécialiste des études littéraires. Une véritable mythologie du motMais qu’est-ce qu’un brouillon? Le Petit Robert définit le brouillon comme une «première rédaction d’une lettre, d’un écrit scolaire ou didactique, qu’on se propose de mettre au net par la suite». N’en déplaise au dictionnaire, le brouillon n’est pas que cela, selon Guy Laflèche. «Il existe deux grands types de brouillons: les premiers jets, destinés à être mis au propre mais restés au brouillon, et les ouvrages écrits au brouillon et destinés à le rester.» Suivant cette logique, la majorité des textes rédigés à l’ordinateur sont des brouillons! «Certainement, dit le professeur, puisqu’ils sont corrigés par la suite. D’ailleurs, différentes versions du même document sont souvent conservées.» À son avis, depuis l’invention de l’imprimerie, il s’est créé une véritable mythologie du mot de sorte que plusieurs croient encore qu’un brouillon est produit à la main et comprend plein de ratures. «Ce n’est pas toujours le cas, ajoute-t-il. Quelques auteurs, par exemple Aragon, écrivaient au fil de la plume, sans faire de corrections. L’écrivain Victor-Lévy Beaulieu procède lui aussi de la même façon.» Le professeur d’études littéraires précise que les écrivains ne sont pas différents des autres rédacteurs et que pour tous le brouillon est généralement un «instrument», rien de plus. «C’est Boileau qui disait “Vingt fois sur le métier…”, commente Guy Laflèche. Alors, voilà 20 brouillons!» Dominique Nancy |
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