Hebdomadaire d'information
 
Volume 40 - numÉro 16 - 16 janvier 2006
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

Darwin revu par les mathématiciens

Les travaux de Sabin Lessard font ressortir la complexité de l’évolution de l’altruisme

Sabin Lessard

La théorie de l’évolution n’est pas que l’apanage des biologistes, anthropologues et autres évolutionnistes. Des férus de mathématiques et de statistique s’y intéressent également et contribuent à enrichir la théorie élaborée par Darwin il y a 150 ans.

Sabin Lessard, professeur au Département de mathématiques et de statistique, est de ceux-là. Il n’élève pas de fourmis et n’étudie pas de macaques en laboratoire, mais ses pages d’équations complexes constituent de précieux outils permettant d’observer ou de déterminer si les hypothèses évolutionnistes sont plausibles.

«Je m’intéresse à la génétique des populations depuis 30 ans, dit-il. Dans cette discipline, la statistique est essentielle parce qu’il faut prendre en considération un très grand nombre de données afin de comparer des séquences d’ADN et de mesurer l’étendue de la dispersion d’un profil génétique au sein d’une population. Ceci est au cœur de la mécanique de l’évolution.»

Les travaux du professeur Lessard ont d’ailleurs attiré l’attention des éditeurs du Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, publié aux PUF sous la direction du philosophe Patrick Tort, qui lui ont confié la rédaction de l’article relatif à la «sélection de parentèle». Le terme désigne l’effet de sélection qu’un individu exerce sur ses apparentés en favorisant éventuellement leur survie.

Paradoxe

Les comportements relevant de l’entraide, de l’altruisme ou du dévouement ont toujours posé un problème aux évolutionnistes parce qu’ils vont à l’encontre de la logique de la mécanique de la sélection naturelle. «Dans la théorie classique, explique Sabin Lessard, une habileté est retenue lorsqu’elle présente un avantage sélectif pour l’individu qui en est doté. Mais tout comportement altruiste est désavantageux pour celui qui l’adopte, car le geste représente un cout et que son bénéfice va à quelqu’un d’autre.»

La première réponse à ce paradoxe a été apportée par le biologiste britannique William Hamilton dans les années 60. À l’aide d’un modèle mathématique conçu pour expliquer l’existence de fourmis stériles entièrement vouées à la survie de la colonie, Hamilton a montré que, si l’altruisme repose sur une base génétique, ce profil peut se transmettre dans la mesure où le cout du geste est inférieur à l’avantage qu’en tire le destinataire, ceci étant pondéré par leur degré d’apparentement génétique.

En aidant ses apparentés à survivre, un tel individu favorise en même temps la dispersion du profil génétique prédisposant à l’altruisme.

«Le modèle de William Hamilton transfère donc à l’altruiste la valeur sélective qu’en tire le bénéficiaire, mais dans les faits rien n’est aussi simple, affirme le mathématicien. Le modèle fonctionne auprès d’espèces diploïdes – qui possèdent deux paires de chromosomes – dans un contexte où la sélection est faible et où la consanguinité est négligeable. Si l’un de ces éléments est absent, les conditions de l’évolution de l’altruisme deviennent alors spécifiques à chaque population étudiée et il n’est plus possible d’attribuer des valeurs constantes au cout et au bénéfice de l’altruisme.»

De nombreux travaux ont été réalisés au cours des dernières décennies pour compléter la théorie de sélection de parentèle. Des modèles à plusieurs gènes mettant en perspective des populations de tailles variables, des sex ratios, des degrés d’apparentement différents et même des renforcements culturels ont été mis au point. Mais le principe de base de la théorie d’Hamilton selon lequel l’altruisme représente une valeur sélective pour celui qui accomplit le geste demeure incontournable.

Un modèle très répandu

Les travaux de Sabin Lessard ont d’ailleurs montré que les interactions que suppose le modèle de William Hamilton sont plus répandues qu’il y parait. Dans un article que publiait le numéro de septembre dernier de la revue Genetics, le mathématicien est parti d’un modèle évolutionniste classique dans lequel la valeur adaptative d’un individu ne dépend que de son génotype, ce qui exclut toute interaction de type altruiste. Il a voulu observer comment se distribuerait un allèle rare introduit dans une telle population et au sein de laquelle la reproduction se ferait partiellement entre frères et sœurs comme cela est fréquent chez les insectes.

«Les changements dans la fréquence de l’allèle révèlent des interactions entre conjoints et entre individus de même sexe pour l’accès à la reproduction, mentionne le professeur. Ces interactions n’étaient pas apparentes au départ et elles influent sur le succès reproducteur des individus. Les contraintes d’accouplement et la consanguinité qu’elles engendrent font en sorte que les individus qui interagissent sont apparentés. Nous sommes alors dans le cadre de la sélection de parentèle.»

Les résultats démontrent en fait que la sélection de parentèle est beaucoup plus complexe que ce que signalait le modèle de William Hamilton, mais qu’elle est à l’œuvre dans beaucoup plus de cas qu’on le pensait. «Il n’y a pas de principe simple, mais il y a sans doute sélection de parentèle dans toute population, fait-il remarquer. L’interaction est cachée et, pour que l’effet de sélection de parentèle apparaisse, il faut, notamment, que les valeurs sélectives des mâles et des femelles soient différentes.»

À son avis, ses résultats peuvent être extrapolés à toute espèce où des contraintes d’accouplement créent de la consanguinité susceptible de favoriser l’évolution de l’altruisme. Même dans les populations humaines, où des facteurs biologiques et culturels conduisent à l’évitement de l’inceste, il y a toujours un certain taux de consanguinité.

Dans son article du dictionnaire sur le darwinisme, Sabin Lessard conclut par ailleurs en soulignant que l’explication de l’évolution de l’altruisme chez l’espèce humaine doit aussi inclure l’effet des normes sociales, qui incitent à l’entraide et à la coopération.

Daniel Baril

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