Hebdomadaire d'information
 
Volume 40 - numéro 18 - 30 janvier 2006
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

La solitude est une nouvelle façon de vivre

Les solitaires ne sont pas oisifs, assis devant leur téléviseur. Ce sont des gens branchés et actifs sur la scène communautaire

Marie-Chantal Doucet

«Quand j’arrive chez nous pour souper, je suis tout seul», dit Michel, un caméraman de 37 ans qui vit en solitaire depuis quatre ans dans la banlieue de Montréal. Il n’a rien contre le couple, mais il doute de pouvoir un jour partager son environnement avec l’âme sœur. Si cela se produisait, il aurait besoin de fixer rapidement les règles de la cohabitation pour pouvoir conserver du «temps à moi seul».

La solitude, il en a fait son alliée et peut-être même... la femme de sa vie.

Comme lui, Ève, Jean, Thérèse, Anne, Pauline, Normand, Louise, Sonia, Yves, Laura et Charles sont des solitaires. Ils vivent sans conjoint, sans enfants, sans colocataires depuis des mois, voire des années, soit à la suite d’un échec amoureux, soit parce qu’ils n’ont pas encore rencontré «la bonne personne». Ils sont les hommes et les femmes que la sociologue Marie-Chantal Doucet a rencontrés pour les besoins de sa thèse de doctorat, déposée en décembre dernier au Département de sociologie et qui a reçu la mention «excellent» du jury. «La solitude redéfinit les liens sociaux, explique cette chercheuse, qui possède d’abord une formation en travail social. Elle est vécue par des hommes et des femmes de tous les âges et de tous les milieux.»

Après avoir rassemblé la documentation scientifique sur cette question et établi un cadre méthodologique solide, Mme Doucet s’est attaquée à l’étude de ses 12 cas. Elle a eu plusieurs surprises, dont la plus grande est sans doute d’avoir à reconsidérer l’équation solitude = individualisme. «Le solitaire n’est pas fermé sur lui-même. Il participe à la bonne marche de la société qui l’entoure, et ce, très activement», affirme-t-elle.

Désormais, la solitude est presque incontournable dans la vie du citoyen moderne, poursuit la spécialiste. «C’est une expérience existentielle, socialement constituée. La solitude est une façon de construire une nouvelle sociabilité. Les solitaires sont des passeurs entre deux temps: de celui du “nous” à celui du “je”.»

«La bonne personne»

La solitude a longtemps été associée à l’espace: nul n’était plus seul qu’une personne au milieu du désert. Au 19e siècle, elle a été la muse des artistes et des intellectuels. Dans un texte où elle parle de ses rapports avec Frédéric Chopin, George Sand mentionne la «solitude romantique» qui les caractérisait. Le poète écrivant à la lueur de sa bougie ou le compositeur marchant les mains dans le dos, à la recherche de l’inspiration, illustrent cette forme de solitude.

Aujourd’hui, on ne l’entend plus ainsi. La solitude vous atteint au milieu d’un groupe, même d’une foule. Elle est subite ou choisie. Elle est un état d’esprit plus qu’un état physique. «Réservée aux élites dans le passé, la solitude s’est démocratisée, estime Mme Doucet. On trouve des solitaires à toutes les étapes de la vie, et il ne semble pas y avoir de différences significatives entre les hommes et les femmes», observe-t-elle.

Il est clair que, même si des solitaires se disent en général heureux de leur situation, celle-ci n’est pas le résultat d’un choix pleinement consenti. «Tous souffrent de l’absence de l’autre», résume la diplômée. Par exemple, Thérèse, 56 ans, qui a vécu une séparation après 32 ans de vie commune, décrit la solitude comme un enfer. «J’ai ben de la misère à apprivoiser ma solitude. Y a des fois que je trouve ça un peu plus facile, mais y a des jours, je pleure tout le temps», avoue-t-elle.

Anne, 46 ans, vit plutôt sa solitude comme une libération depuis qu’elle a quitté le domicile conjugal après 13 ans de mariage. Même chose pour Laura, 43 ans, seule depuis quatre ans. Mais dans les deux cas, la recherche d’un compagnon demeure une préoccupation. «Je ne cherche pas un conjoint mais un copain avec qui je pourrais partager», souligne Laura.

«Pour expliquer leurs échecs amoureux, les solitaires disent qu’ils n’ont pas rencontré la bonne personne, reprend Marie-Chantal Doucet. C’est le terme qui revient le plus souvent: “la bonne personne”.»

L’amour, selon elle, prend des proportions démesurées chez les solitaires contemporains. «On accorde une telle importance à l’amour idéal qu’il est très difficile de lui permettre de durer. D’autant plus que les solitaires acquièrent des habitudes de plus en plus rigides et avec lesquelles le prochain conjoint devra composer.»

Les solitaires se retrouvent devant un paradoxe délicat entre le manque et le trop-plein d’autrui. D’une part, les attentes interpersonnelles sont très élevées et, d’autre part, ils ressentent un besoin de rapprochement. «À mon avis, l’amour devrait jouer sur un mode mineur», lance la chercheuse dans une formule savoureuse.

Solitaires = solidaires?

Cela dit, la solitude offre une multitude de possibilités de s’ouvrir aux autres, souligne Mme Doucet. «Solitude ne signifie pas individualisme», répète-t-elle. Au contraire, plusieurs des personnes interviewées dans sa recherche sont très actives sur la scène communautaire. «De plus, les solitaires sont des gens très branchés. Ils sont au courant des dernières tendances puisqu’ils sortent beaucoup. Il faut s’enlever de la tête l’image des solitaires oisifs, assis devant leur téléviseur.»

Pour Marie-Chantal Doucet, une mère de famille qui vit à Saint-Lambert, traverser des moments de solitude est presque inévitable dans une société comme la nôtre. Elle-même a expérimenté ce «passage» à la fin de la vingtaine, alors qu’elle étudiait à l’université. Son mariage, il y a 12 ans, l’a sortie du monde des solitaires.

Elle est demeurée fascinée par ce quant-à-soi généralisé au point d’y consacrer ses études de doctorat. «Je m’intéresse beaucoup aux changements dans la société, et cette question de la solitude contemporaine m’apparaissait comme un sujet rempli de potentiel», relate-t-elle.

C’est le moins qu’on puisse dire. Elle espère maintenant que sa thèse, qui compte 369 pages, servira à alimenter les recherches en sociologie moderne. Actuellement employée par le service de psychiatrie de l’Hôpital du Sacré-Cœur à titre de travailleuse sociale, elle ne rejette pas l’idée de s’engager dans le monde universitaire comme professeure de carrière. «J’aime la recherche et l’enseignement.»

Et elle est consciente que c’est un travail exigeant... où l’on est souvent seul.

Mathieu-Robert Sauvé

Ce site a été optimisé pour les fureteurs Microsoft Internet Explorer, version 6.0 et ultérieures, et Netscape, version 6.0 et ultérieures.