Hebdomadaire d'information
 
Volume 41 - numÉro 7 - 10 octobre 2006
 Sommaire de ce numéro
 Archives de Forum

Rétablir les ponts entre nature et culture

L’ethnologue Philippe Descola invite à repenser la dichotomie occidentale moderne entre l’humain et le non-humain

Philippe Descola

Pour un Occidental, il ne fait pas de doute que l’espèce humaine se distingue radicalement de la nature qui l’entoure. Mais une telle vision du monde est loin d’être universelle; c’est même une exception dans l’histoire de l’espèce. Toutes les sociétés prémodernes se perçoivent en étroite relation avec la nature et les lois qui gèrent la vie humaine gèrent également la vie non humaine.

C’est ce qu’est venu rappeler l’ethnologue Philippe Descola, titulaire de la Chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France, de passage à l’Université de Montréal le 3 octobre. Il était ici à l’initiative de Jacques Hamel, professeur au Département de sociologie, qui l’avait invité à prononcer une conférence publique dans le cadre de son cours Culture et société.

Mon frère l’arbre

Formé à l’école structuraliste de Claude Lévi-Strauss, le professeur Descola a amorcé une certaine rupture avec son maitre, pour qui la culture situait définitivement l’être humain en dehors de la nature. Dans son ouvrage Par delà nature et culture (Gallimard, 2005), qui a servi de toile de fond à sa conférence, Philippe Descola convie en effet à reconsidérer cette dichotomie créée par les sciences sociales.

Chez les Achuar, une tribu Jivaro d’Amazonie, l’ethnologue a pu constater que plantes, animaux et humains ont le même statut: ils sont dotés d’une âme et peuvent communiquer. Les hommes parlent au gibier qu’ils s’apprêtent à chasser et les femmes parlent aux plantes qu’elles cultivent.

«Animaux et êtres humains se démarquent par leurs apparences physiques, mais ils ont une même intériorité, souligne Philippe Descola. L’humain s’adresse à eux avec le même vocabulaire que celui qui décrit les relations sociales: père, ancêtre, échange, union, etc. Il n’y a pas un monde du social et un monde de la nature mais un monde unique.»

Ceci est le propre de l’animisme, mais cette façon de voir les autres formes de vie comme des partenaires est omniprésente dans les sociétés prémodernes.

Dans les sociétés totémiques, qu’on trouve chez les aborigènes d’Australie comme chez les Amérindiens du Nord, les caractéristiques distinctives du clan d’appartenance sont empruntées au monde non humain, c’est-à-dire les animaux, les plantes, les montagnes et même la pluie. «Humains et non-humains font partie de groupes plurispécifiques mais partageant une même qualité donnée par le totem», précise le professeur.

L’ethnologue distingue un troisième système de relations avec la nature, qu’il situe entre l’animisme et le totémisme et qu’il appelle l’«analogisme». Ce système reconnait une différence des intériorités et des apparences physiques entre les humains et les non-humains, mais voit une relation de résonance entre des formes archétypales et l’ensemble de la nature dont fait partie l’être humain. Le système de castes hindou, la société des Incas et l’astrologie en sont des exemples. On ne peut s’empêcher aussi de penser aux «Idées» ou «essences éternelles» de Platon.

Toujours selon Philippe Descola, la relation qui caractérise la société moderne occidentale et la nature est en rupture avec les trois autres systèmes; il n’y a plus ici de continuité, ni d’échanges ni de résonance entre humain et non-humain. La suprématie autoproclamée de l’homme sur la nature est le «naturalisme», qui a pris sa forme définitive à la fin du 19e siècle.

«Même si le naturalisme accepte de rattacher l’humain au monde animal par sa physicalité, seul l’être humain a une intériorité dans ce modèle, observe l’ethnologue. L’humain se différencie de la nature par sa culture; il est ce que les animaux ne sont pas ou ne font pas.»

Un modèle à inventer

Ces modèles ne sont évidemment pas étanches et Philippe Descola reconnait que des emprunts se font entre les systèmes de classification et que d’autres formes intermédiaires peuvent exister. Il voit même apparaitre, avec le nouvel âge et le néochamanisme, une résurgence de l’analogisme. Et le naturalisme de la modernité n’a pas vaincu l’animisme: même si l’Homo sapiens de l’ère spatiale se considère comme différent de la nature, il continue de parler à ses plantes et même à sa machine à sous.

Mais Philippe Descola n’est pas à la recherche des fondements naturels qui nous font voir le monde de cette façon «essentialiste», auquel cas il pourrait trouver des réponses du côté de l’anthropologie biologique et de l’éthologie. En tant que structuraliste, il est plutôt en rupture avec Émile Durkheim, dont l’analyse ouvre la porte aux interprétations biologisantes du social. «Le social n’est pas ce qui explique; il est plutôt ce qu’il faut expliquer», affirme-t-il.

L’œuvre de Philippe Descola est avant tout une reconsidération des modèles traditionnels de l’ethnologie et surtout une critique du naturalisme occidental, qu’il invite à réformer afin de faire une meilleure place à l’ensemble des composantes du monde. Ce nouveau modèle reste à définir.

Pour Jacques Hamel, le message est toutefois très clair: «Nous serions mal avisés, en tant que sociologues, de continuer de définir le social en opposition à la nature puisque la plupart des sociétés ne font pas cette distinction. Même le commun des mortels dans nos sociétés modernes voit l’animal de compagnie comme faisant partie de la famille. Nous devons passer du social – en tant qu’exclusivité humaine – au collectif, qui inclut le non-humain.»

Daniel Baril

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