Volume 41 - numÉro 7 - 10 octobre 2006
|
|
||||
Le mythe du Rocket entre à l’UniversitéBenoît Melançon lance son nouvel ouvrage sur Maurice Richard
Maurice Richard a été comparé à Prométhée, Icare, Hercule, Achille et Samson. Il a figuré dans d’innombrables livres pour enfants, a été le sujet d’au moins 19 films, a inspiré des peintres et des auteurs célèbres dont Jean-Paul Riopelle et William Faulkner. Mais pour Benoît Melançon, qui lance cette semaine un livre sur le célèbre hockeyeur, le plus étonnant, c’est que son fils Théo, huit ans, s’imagine en Rocket lorsqu’il joue au hockey dans la rue. Or, Théo est un enfant adopté né en Thaïlande qui voyait neiger pour la première fois à l’âge de 18 mois. «C’est la définition même du mythe: un être si démesurément grand que tout le monde peut se l’approprier, mentionne le professeur du Département des littératures de langue française. Maurice Richard a engendré le plus grand mythe de l’histoire canadienne.» Tant au Canada anglais qu’au Québec, il jouit d’une notoriété qui ne se dément pas, 46 ans après avoir accroché ses patins et 6 ans après sa mort. Alors que les hommes politiques comme Pierre Elliott Trudeau et René Lévesque ont leurs partisans inconditionnels mais également leurs détracteurs presque aussi nombreux, le Rocket a fait l’unanimité par sa fougue et son désir de vaincre. Même dans le reste du pays, où de son vivant il était l’homme à battre plutôt qu’un héros national, il est aujourd’hui adulé. «Il s’écrit plus de livres en anglais qu’en français sur Maurice Richard», fait observer l’auteur qui a amassé une tonne de documents sur son sujet depuis 25 ans. Autre exemple: la collection personnelle de Maurice Richard, composée de 47 articles classés «historiques» par le gouvernement du Québec et mise en vente à sa mort, a été acquise par le Musée canadien des civilisations grâce à un budget spécial (600 000$) de Patrimoine canadien. À Québec, on ne possédait pas les fonds nécessaires... Dans l’ouvrage fascinant que Benoît Melançon consacre à cet «homme de peu de mots», le lecteur découvre comment un machiniste montréalais devient le héros d’un peuple, puis une légende vivante et enfin une légende tout court. Après l’annonce de sa retraite, Maurice Richard prêtera son image à une variété hallucinante d’objets de consommation, de la lotion capillaire à la salopette pour enfants. Peu à peu, cet homme dur qui a accumulé plus de minutes de punition que de points (1473 contre 1091) deviendra un porte-étendard de la non-violence et de la famille unie. Exit l’homme qui cassait des bâtons de hockey sur le dos des arbitres. Prenant exemple sur une collection consacrée aux «grands de ce monde» où notre Maurice côtoie Ludwig van Beethoven, Louis Pasteur, Eleanor Roosevelt et Albert Schweitzer, Benoît Melançon écrit que «Maurice Richard n’est plus un joueur de hockey comme les autres. Il n’est peut-être même plus un joueur de hockey. C’est un grand parmi les grands. La comparaison l’a transformé radicalement. C’est pourquoi Richard est un mythe: on l’a extrait de sa condition et on l’a élevé jusqu’aux premiers rangs de la société, de la culture, de l’histoire.» Les yeux du mytheComme le titre de l’ouvrage le laisse entendre, c’est par les yeux que la force du Rocket passe le mieux. Pas seulement en raison de cette photo célèbre où il se dirige vers le but adverse avec son regard de feu. Plutôt parce que ces yeux-là, miroirs de l’âme canadienne-française, imploraient, saignaient, pleuraient. «Maurice Richard a beau avoir eu la réputation d’un dur à cuire, d’un batailleur infatigable, c’était un homme qui pleurait, et il pleurait beaucoup. Ça a participé à la construction du mythe, sans aucun doute», souligne Benoît Melançon.
Cette apparente contradiction muscles-larmes est exploitée par le cinéaste Charles Binamé dans le long métrage Maurice Richard (2005), où Roy Dupuis incarne le rôle-titre. Après son but contre Jim «Sugar» Henry le 8 avril 1952, le hockeyeur étoile s’effondre en larmes. «Qu’il ne puisse parler qu’avec son regard, que les mots lui échappent, écrit Benoît Melançon, voilà qui est secondaire: Richard sait quand même exprimer ses sentiments. Cette humanisation est essentielle à la permanence du mythe. La dureté réputée du hockeyeur, qui peut s’expliquer par le stress auquel il aurait été soumis, cède progressivement la place à la tendresse du père, puis du grand-père. Ses larmes disent que la plus froide des glaces peut fondre.» L’auteur signale par ailleurs que les commentateurs sportifs canadiens-anglais voyaient plutôt dans le regard du Rocket des airs de folie. Un ancien défenseur des Maple Leafs de Toronto dit que Maurice Richard avait «the look of an escaped mental patient» («l’air d’un évadé de l’asile»). Le poète Al Purdy en rajoute: «Ree-shard» est un «madman [...] with balls shining out of his eyes bursting a straitjacket» («un aliéné avec un regard fiévreux s’échappant d’une camisole de force»). «Je préfère Guy Lafleur»Benoît Melançon, 48 ans, n’a bien sûr pas vu jouer Maurice Richard. Et de toute façon, il «préfère Guy Lafleur» pour sa grâce et son style. Il se défend même d’être un amateur de hockey, un sport qu’il juge rustre comparativement au baseball, qu’il écoute... à la radio. Le héros lui-même, par son mutisme et son ambigüité politique (il s’est défendu d’être séparatiste autant que fédéraliste), apparait plutôt mièvre à Benoît Melançon. «Des sportifs comme Jackie Robinson [un joueur de baseball noir qui a défié les mesures ségrégationnistes] sont beaucoup plus significatifs à mon avis.» L’auteur affirme pourtant avoir adoré écrire ce livre, un projet qu’il a porté 25 ans avant de le réaliser enfin. Il y a notamment consacré sa dernière année sabbatique, en 2005-2006. Les lecteurs lui en seront reconnaissants, car «l’histoire culturelle» de Maurice Richard méritait d’être racontée par quelqu’un capable de lier littérature, arts visuels, sports, culture et histoire. Sa rigueur de chercheur universitaire lui a été très utile pour accomplir ce travail. Mine de rien, il a fallu des années de recherche pour retrouver les sources des rumeurs sur le compte du Rocket. La bibliographie, qui fait 16 pages, en témoigne. «Elle n’est même pas exhaustive.» Parmi ses découvertes les plus étonnantes, cette publicité en espagnol vantant les prouesses de «El campeóne de hockey» pour vendre... de la mousse à raser. L’auteur établit, de plus, un parallèle saisissant entre un portrait de Maurice Richard pour le magazine new-yorkais Sport, en 1955, et le Martyre de saint Sébastien, de Luca Giordano. Transpercé de flèches par l’empereur romain à cause de sa foi chrétienne, saint Sébastien a le regard tourné vers le ciel. La photo du Rocket présente une attitude et un regard similaires. «Maurice Richard, lui, n’a pas été victime de ses convictions religieuses, mais il est néanmoins, comme saint Sébastien, ce soldat de Dieu, un être fabuleux et un martyr», écrit l’auteur. Sans être le livre définitif sur le Rocket (y en aura-t-il jamais?), Les yeux de Maurice Richard sont certainement un des plus intéressants à avoir été publié sur le sujet. Et pas nécessaire d’être un érudit pour suivre le propos de l’auteur, capable de haute voltige intellectuelle. Bien servi par son éditeur, Fides, qui n’a pas lésiné sur les planches couleur, Les yeux de Maurice Richard plairont autant aux universitaires qu’aux accros de l’émission Bonsoir les sportifs. Et parions qu’il y en aura beaucoup d’exemplaires sous les sapins de Noël. Mathieu-Robert Sauvé Benoît Melançon, Les yeux de Maurice Richard: une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 288 pages, 29,95$. |
Ce site a été optimisé pour les fureteurs Microsoft Internet Explorer, version 6.0 et ultérieures, et Netscape, version 6.0 et ultérieures.