Se promener sur le gazon, se coucher sur un banc public ou cracher à terre peuvent valoir une contravention aux jeunes de la rue. S’ils s’adonnent au squeegee — pratique qui consiste à nettoyer les pare-brise des voitures immobilisées à un feu rouge en échange de quelques pièces de monnaie —, les autorités sont sévères: les amendes s’élèvent à 27 $ pour cette infraction au Code de la route. Pour les mauvais payeurs, c’est la prison.
«La répression ne peut que confiner davantage ces jeunes dans la marginalité, soutient Véronique Denis, étudiante au Département de criminologie. Les autres moyens de gagner de l’argent dans la rue sont la quête, le vol, la vente de drogue ou la prostitution.» Mme Denis, qui a présenté son mémoire de maîtrise au congrès de l’ACFAS en mai dernier, a mené sa recherche auprès d’une trentaine de jeunes rencontrés sur le «terrain» et par le biais d’un organisme communautaire.
En bonne universitaire, elle a cherché à comprendre le sens et la place du squeegee pour ces jeunes âgés d’une vingtaine d’années. Première surprise: très peu d’études savantes ont porté là-dessus, affirme la criminologue. La loi, en tout cas, a sa «perception des faits» et aujourd’hui, c’est dans un contexte de répression policière et de désapprobation sociale que le squeegee se pratique. L’article 448 P-043 du Code de la route est clair: «Il est interdit d’être sur la chaussée pour traiter avec l’occupant d’un véhicule.» Et les agents de police appliquent le règlement à la lettre. Dans les rues de Montréal, le nombre de jeunes autodidactes du nettoyage est d’ailleurs en déclin.
Tolérance zéro
Qui sont les jeunes qui pratiquent le squeegee? «Ils sont loin de constituer un groupe social homogène et distinct, répond Véronique Denis. Certains proviennent d’un milieu défavorisé alors que d’autres sont issus de familles aisées ou de la classe moyenne.» Mais la majorité des répondants de son échantillon ne possédaient pas leur diplôme d’études secondaires et près de la moitié avaient déjà consommé des drogues injectables. Une bonne partie des jeunes habitaient en appartement et recevaient des prestations de la Sécurité du revenu.
Les laveurs de pare-brise ne sont donc pas tous des consommateurs de drogues et des sans-abri. «Il y en a, bien sûr, admet la chercheuse, mais ce n’est pas le cas de tous les adeptes du squeegee.» En fait, il n’y a pas, à son avis, de profil type même s’il existe certaines similitudes dans les trajectoires de vie et les expériences. «Ces jeunes n’ont en commun que le recours au squeegee pour subvenir à leurs besoins. Selon leurs responsabilités financières et la place qu’ils accordent à cette activité dans leur vie, le squeegee est pratiqué sur une base régulière ou de façon temporaire et occasionnelle. Par exemple, en attendant de se trouver un emploi ou pour pallier les fins de mois difficiles.»
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«L’entraide et la solidarité sont des règles de conduite auxquelles les jeunes qui pratiquent le squeegee disent devoir souscrire, signale Véronique Denis. Du moins, à l’intérieur de leur groupe d’amis respectifs.» |
Le sens que prend pour eux une telle pratique varie donc considérablement. Au-delà de la question financière, une dimension morale semble toutefois les amener à recourir au squeegee plutôt qu’à d’autres moyens illicites de gagner de l’argent. «Pour eux, le squeegee ne cause de préjudice à personne et apparaît comme l’activité lucrative de rue la plus convenable, la plus accessible et la moins risquée pour ce qui est de la judiciarisation, signale Mme Denis. Cela leur permet de préserver leur intégrité et leur estime de soi, contrairement à la quête, au vol ou à la prostitution.»
La pratique du squeegee représente une façon d’exprimer un désir de différenciation sociale et un moyen de créer des liens, allègue la chercheuse. «Plusieurs jeunes rencontrés souhaitaient se dissocier, temporairement ou définitivement, d’un mode de vie traditionnel pour vivre dans la rue. Cela correspond à une recherche de vitalité, d’émotions fortes et de liberté, dit-elle. De plus, le squeegee facilite la prise de contact avec les autres jeunes et fortifie les liens qu’ils établissent.»
Une forme d’intégration sociale où l’entraide et la solidarité — des valeurs chères aux jeunes — se traduisent notamment par des codes (verbaux et non verbaux) qui annoncent l’arrivée des policiers. Car depuis 1996, la répression policière fait rage. Au début des années 90, les automobilistes étaient pourtant plutôt sympathiques à la cause des jeunes qui pratiquent le squeegee, fait remarquer la criminologue. «Aujourd’hui, à travers le regard et les attitudes des policiers et des conducteurs, ces jeunes sentent l’antipathie générale.»
Comment expliquer un tel changement dans la perception sociale? «La judiciarisation du squeegee à partir de 1996 semble avoir contribué à envoyer le message voulant que cette pratique n’ait plus sa raison d’être», conclut Véronique Denis.
Dominique Nancy