Vous filez à 110 km/h vers Montréal après une journée éprouvante à Toronto. La ligne blanche vous hypnotise. Vous avez sommeil. Un coup d’œil sur le cadran. Encore deux heures à faire sur cette route 401 si monotone. Vos paupières sont lourdes…
Pourquoi ne pas arrêter faire un somme dans une halte routière? Pourquoi ne pas passer le volant à votre passager? Pourquoi ne pas faire un détour pour vous offrir un café? «Parce que nous sous-estimons les dangers de la conduite en état de somnolence», répond Pierre Thiffault, auteur d’une thèse en psychologie sur les conducteurs de véhicules automobiles.
Selon M. Thiffault, la somnolence et l’endormissement causent de véritables hécatombes sur nos routes, mais puisque le taux de fatigue ne se mesure pas comme le taux d’alcool dans le sang, ce fléau passe presque totalement sous silence. «Notre culture n’a pas encore assimilé les dangers de l’hypovigilance due à la fatigue. Au contraire, les gens se vantent d’avoir fait 20 heures de route sans s’arrêter. C’est particulièrement inquiétant en période estivale, où les vacanciers font de grands trajets sans escale pour arriver rapidement à destination.»
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Depuis qu’il a entrepris son doctorat au Département de psychologie, Pierre Thiffault a pu constater que la somnolence au volant, qui fait annuellement des milliers de victimes, n’est pas prise très au sérieux dans les campagnes de sensibilisation aux dangers de la route. |
Plusieurs avouent s’être endormis au volant. À l’aide d’un sondage téléphonique, les chercheurs américains McCartt, Ribner, Pack et Hammer ont observé que près de 55 % des répondants avaient ressenti de la somnolence en conduisant au cours de la dernière année. Plus de 22 % s’étaient déjà endormis sans avoir provoqué d’accident et 2,8 % avaient eu moins de chance.
Une étude récente d’un chercheur américain révèle que la fatigue est un facteur de causalité de 41 à 54 % des accidents de la route aux États-Unis, entraînant des coûts annuels de 29 à 38 milliards de dollars. Selon une autre étude, la fatigue est la cause principale de 30 % des accidents mortels sur des routes rurales. En France, l’analyse d’un échantillon de 300 accidents sur les autoroutes désigne le problème de l’hypovigilance comme premier responsable de 34 % des accidents mortels.
Pour Pierre Thiffault, dont la thèse de doctorat présente ces données, la preuve n’est donc plus à faire. «La conduite automobile est une activité dangereuse. On l’a banalisée à un point tel qu’on ne réalise plus le risque qui lui est accolé.»
Lui-même a été victime d’un accident de voiture en 1995. C’est ce qui explique pourquoi il a mis près de 10 ans à terminer son doctorat.
Dormir au volant de son camion
Selon le psychologue, la question est très préoccupante pour ceux dont la profession consiste à conduire un véhicule automobile. «Les camionneurs risquent non seulement leur vie quand ils prennent le volant, mais également celle des autres, dit l’étudiant qui poursuit actuellement un postdoctorat à l’Université McGill. Dans ma thèse, je me suis demandé s’il existait un moyen de prévoir qui, dans la population, était susceptible d’avoir des problèmes de vigilance au volant.»
Comme pour tout acte exigeant de l’attention, la conduite automobile révèle des traits de notre personnalité. «Mon hypothèse était que les gens à la recherche de sensations fortes et qui sont plutôt extrovertis auront tendance à s’endormir durant des épreuves de conduite prolongée sur des routes qui présentent peu de défis pour le conducteur.»
L’expérience a été menée au Laboratoire de simulation de conduite, sous la direction de Jacques Bergeron. À deux reprises pendant 40 minutes, 56 hommes se sont succédé dans la Honda Civic dont le moteur ne contient aucun piston mais des appareils électroniques et un enchevêtrement de fils. Sur l’écran devant eux défilait une route qu’ils devaient suivre sans s’endormir. Seuls de petits coups de vent venaient les obliger à retrouver leur trajectoire. La vigilance était mesurée par des capteurs capables d’enregistrer jusqu’à 50 mouvements du volant par seconde.
En plus d’être concluante quant aux facteurs endogènes de la vigilance (les conducteurs extrovertis et qui aiment les émotions fortes sont moins vigilants sur de longues distances que les introvertis, peu enclins à rechercher des sensations fortes), l’expérience a démontré que des facteurs exogènes pouvaient diminuer le risque d’accident. «Nous sommes tous affectés par la monotonie, explique Pierre Thiffault. Il a été prouvé que notre système nerveux central était moins sollicité sur une route au paysage homogène. Par exemple, une route bordée d’arbres ou de lampadaires de la même dimension et à égale distance les uns des autres est plus dangereuse qu’une route qui présente les mêmes éléments de façon aléatoire. Mon expérience a confirmé cela.»
La société a compris que l’alcool et la conduite automobile formaient un cocktail dangereux, signale le chercheur. Les lois et campagnes de prévention ont donné d’excellents résultats. Quand procédera-t-on de la même manière avec la fatigue au volant?
Fatigue = alarme
La fatigue est un signal d’alarme donné par le corps pour lui dire qu’il a besoin de repos. Ignorer ce signal exige un effort de la part du conducteur. «Parfois, nous accumulons une dette de sommeil et le corps réclame son dû, affirme Pierre Thiffault. Le problème, c’est que pour beaucoup de gens le repos n’est pas rentable. La conduite est le gagne-pain des camionneurs, et les employeurs sont très exigeants à leur égard; il n’est dans l’intérêt d’aucun d’encourager ses employés à se reposer au besoin. Résultat: bon nombre de camionneurs sont dépendants de toute une gamme de stimulants, de la caféine aux amphétamines.»
Faudrait-il exclure de la profession les chauffeurs de camion qui, selon leur profil psychométrique, risquent de s’endormir au volant? «Les problèmes éthiques nous empêcheraient d’agir ainsi, répond le spécialiste. Il faut plutôt attribuer aux camionneurs des routes qui leur conviennent: les longues distances en milieu rural aux personnes introverties et plutôt conservatrices — straight, comme on dit — et les manœuvres difficiles dans des rues étroites et achalandées aux autres…»
En exergue de la thèse de Pierre Thiffault, on peut lire une citation de Charles Lindbergh, qui a été confronté au problème de la fatigue lorsqu’il a traversé l’océan à bord du Spirit of Saint Louis. En préparation de son voyage historique, le pilote avait tout prévu…, sauf de s’endormir.
Incapable de résister au sommeil, il reprenait conscience lorsque son train d’atterrissage touchait les vagues. Il ne rêvait plus de gloire et de fortune mais simplement d’un lit. Il écrit dans son journal: «Je suis comme un homme perdu dans le blizzard […] qui ne veut rien d’autre que de s’endormir dans la neige et s’abandonner à un sommeil irresponsable, réalisant que derrière la relaxation on trouve l’éternité de la mort.»
Mathieu-Robert Sauvé