Édition du 10 septembre 2001 / Volume 36, numéro 3
 
  Les recherches «orientées» ont de meilleures chances d’être financées
Un sociologue déplore l’incidence du libéralisme économique sur la recherche.

Mathieu Albert

En incitant les chercheurs à se trouver des partenaires privés pour compenser les compressions budgétaires gouvernementales des années 90, les organismes subventionnaires du Canada et du Québec ont accentué les écarts économiques qui séparent les sciences humaines et sociales des sciences naturelles et du génie.

C’est du moins le constat de Mathieu Albert au terme de son doctorat en sociologie. «Je me suis demandé si la logique de marché avait fait en sorte que les sciences humaines et sociales avaient été désavantagées à la suite de l’adoption de mesures favorisant le partenariat des chercheurs avec des gens de l’industrie. La réponse est apparue clairement: oui», affirme-t-il.

En annexe de sa thèse portant sur une analyse de deux secteurs touchés par l’évolution des politiques de la recherche (la sociologie et les sciences économiques), M. Albert a proposé une étude des stratégies d’adaptation des organismes subventionnaires (CRSH, CRSNG, FCAR) aux compressions budgétaires du Québec et du Canada des années 90. À partir de cette annexe, il a écrit un article dans la Revue canadienne d’enseignement supérieur qui lui a valu le prix Sheffield, de l’Association canadienne pour l’étude de l’enseignement supérieur, remis à l’auteur du meilleur article de l’année 2000.

Pour faire sa démonstration, l’auteur utilise le concept de la recherche «orientée», par opposition à la recherche «libre», où le chercheur a carte blanche dans le choix de ses sujets et de ses approches. En recherche orientée, des tiers (organismes publics, entreprises, ministères, etc.) ont le pouvoir d’influer sur les travaux en fonction de leurs besoins et de leurs intérêts.

«Les résultats de mon analyse montrent de façon assez évidente que les programmes de recherche “orientée” n’ont pas véritablement entraîné de revenus en sciences humaines et sociales, alors que les sommes allouées à la recherche en sciences naturelles et en génie ont connu une croissance constante. Cela a eu pour effet d’accentuer les inégalités économiques entre les deux.»

Autres temps, autres mœurs?

Le sociologue, qui occupe actuellement un poste d’agent de recherche au Conseil de la science et de la technologie après avoir terminé un postdoctorat au Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie, ne saurait tirer des conclusions à long terme de son étude, car celle-ci ne portait que sur les années 90. «La valorisation de la recherche orientée constitue-t-elle une tendance qui s’est incrustée dans le réseau scientifique et universitaire? Je n’ai pas étudié cette question. Il faut reconnaître que les gouvernements ont injecté beaucoup d’argent dans la recherche depuis.»

Par ailleurs, il soutient que les chercheurs universitaires en sciences humaines et sociales n’ont pas modifié leurs pratiques pour répondre à l’offre croissante des subventions offertes en recherche orientée. Les données réunies par Mathieu Albert montrent clairement que les professeurs ont continué à participer davantage aux programmes de subventions destinés aux recherches non orientées qu’à ceux associés aux recherches orientées. Le chercheur laisse entendre que c’est tout à l’honneur des universitaires de ne pas se plier aux goûts du jour…

Côté méthodologique, le chercheur a eu une surprise. La mode étant à la multidisciplinarité, il n’a pas toujours été facile de départager les travaux en sciences humaines et sociales et ceux des domaines des sciences naturelles et du génie. Le chercheur a dû, dans certains cas, téléphoner aux responsables pour leur demander dans quel secteur ils se trouvaient. «Un vrai travail de bénédictin», dit le sociologue, qui a mené ses recherches sous la direction de Christopher McAll et Paul Bernard.

L’évaluation par les pairs n’est pas à vendre

Pour Mathieu Albert, le libéralisme économique qui s’est emparé des gouvernements en matière de financement de la recherche peut présenter certains avantages, à condition de ne pas renoncer à des notions de base qui font la force de la méthode scientifique. «Je ne m’oppose pas à la recherche utile sur les plans social et économique, mais j’éprouve des craintes en ce qui concerne les critères d’évaluation des projets à financer. Il faut à tout prix préserver l’évaluation par les pairs.»

Le travail des chercheurs et des universitaires consiste à mettre au jour des connaissances. Les organismes subventionnaires et leurs partenaires doivent financer cette activité. Mais il n’est pas toujours facile d’évaluer les travaux qui «méritent» d’être financés. Ceux qui évaluent le mieux la qualité des projets sont encore les pairs. Or, ce mode d’évaluation est peut-être menacé. «Quand des gens extérieurs au milieu scientifique viennent siéger aux comités d’évaluation, cela m’inquiète, dit Mathieu Albert. On risque de transformer subtilement les critères d’évaluation en faveur de la recherche utilitaire.»

La vigilance s’impose, selon lui, afin de préserver la fonction essentielle du professeur et du chercheur: faire avancer le savoir humain.

Mathieu-Robert Sauvé



 
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