Une semaine et demie après les attentats de New York et de Washington, le 21 septembre dernier, les professeurs du Département de science politique conviaient leurs étudiants à une table ronde dans le but de faire le point sur la situation de crise.
La rencontre se déroulait au lendemain de la déclaration du président américain, qui avait affirmé sans aucune nuance que «ceux qui ne sont pas avec les États-Unis sont avec les terroristes»! Malgré les circonstances, le débat s’est déroulé dans un calme et une retenue exemplaires: aucun propos incendiaire ni appel à la vengeance ou au djihad.
La guerre sera perdue
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De l’avis de l’ensemble des participants de la table ronde, la guerre au terrorisme ne peut être gagnée par les méthodes traditionnelles. |
Aux yeux de Morteda Zabouri, l’un des six participants de la table ronde, la déclaration du président Bush a créé «une communauté imaginaire et ceci marque le début de la perte de la guerre, a-t-il expliqué. Si, pour les États-Unis, le but est de gagner la guerre, ils risquent l’enlisement. L’emprise la plus forte est du côté de ceux qui tiennent le moins à la vie. Les islamistes ont une capacité redoutable de mobilisation, recourant à la religion comme force d’instrumentation. Ils peuvent aussi mobiliser les populations arabes contre leurs gouvernements, souvent perçus comme des avant-postes de la CIA. Ils auront le dernier mot.»
À son avis, la balle est actuellement dans le camp des universitaires «parce que la connaissance est à la base de la compréhension du problème».
«Il faudrait aussi que les intellectuels descendent dans la rue», a lancé un étudiant, invitant l’assistance à participer à la marche pour la paix qui allait avoir lieu le dimanche suivant.
Pour Marie-Joëlle Zahar, les déceptions suscitées par la politique étrangère américaine dans les pays arabes sont l’un des éléments qui donnent aux islamistes leur pouvoir de mobilisation. De plus, au sein des régimes arabes non démocratiques, «les islamistes représentent la seule opposition politique. Il y a un risque de voir s’attiser les conflits entre les populations et leur régime si la guerre affecte les civils.»
«L’approche américaine comporte de graves risques d’enlisement», a renchéri Michel Fortmann. De 20 à 30 % de l’électorat des pays arabes partagerait les visées des islamistes, ce qui représente de 20 à 30 millions d’individus. «Il n’existe donc pas de solution militaire», croit-il.
La stratégie de la guerre classique, où l’ennemi est clairement désigné et localisé sur un champ de bataille, ne peut être la bonne dans les circonstances actuelles. Selon le professeur, il faudrait plutôt investir dans la défense, bien qu’il n’ait pas précisé quelle forme devrait prendre cette défense.
Caricature et discernement
Pierre Martin a pour sa part attiré l’attention sur les conséquences économiques et politiques que la crise aura sur le Canada. Une baisse de clientèle est à prévoir dans le transport aérien, d’où un ralentissement dans l’industrie de l’aéronautique, qui emploie entre 50 000 et 60 000 personnes à Montréal seulement.
«La souveraineté du Canada sur ses frontières est également mise en cause», estime-t-il. Les États-Unis utilisent le libre-échange comme monnaie de négociation et moyen de pression pour que le Canada ajuste ses mesures de sécurité aux leurs.
Le professeur a par ailleurs souligné que considérer les États-Unis comme un bloc homogène partageant unanimement les visées de George W. Bush relevait de la caricature. Il s’est même dit étonné de la modération dont les États-Unis avaient fait preuve jusque-là, n’étant pas encore passés à l’action une semaine et demie après les attentats.
Devant le manque de discernement dont font parfois preuve les médias et les intervenants publics, et devant «l’interdiction de la dissidence», Daniel Weinstock, du Département de philosophie, a insisté sur la nécessité de «résister à la confusion entre explication et justification des événements. Le Canada peut s’offrir le luxe du recul et il faut exploiter cette position.»
Celui qui a ouvert le débat, Laurent McFalls, directeur du Centre d’études allemandes, a témoigné de ce qu’il a ressenti le 11 septembre au matin. Lui-même d’origine américaine, il a dû annuler la suite de son cours lorsqu’il a vu, pendant la pause, les images en direct à la télévision.
«J’étais sous le choc, dit-il. Je me suis terré à la maison, refusant toute entrevue parce que l’horreur m’empêchait d’en parler. Puis, l’acte insensé est devenu compréhensible: les faits apparaissaient comme l’expression de la haine causée par le désespoir, l’injustice, l’humiliation.» Mais de toute évidence, l’explication rationnelle n’effaçait pas le sentiment d’abattement éprouvé.
La plupart des interventions de la salle ont souligné les exactions commises par les États-Unis un peu partout dans le monde, notamment au Moyen-Orient, où les milliers de victimes civiles des conflits font partie de la réalité quotidienne depuis des décennies. Au professeur Weinstock, par exemple, qui disait ne pas pouvoir se faire à l’idée que les tours du World Trade Center ne fassent plus partie du paysage new-yorkais, un étudiant a rétorqué que le paysage de la Palestine avait lui aussi beaucoup changé depuis les bombardements d’Israël.
Marie-Joëlle Zahar a rappelé que la valeur relative apparemment accordée à la mort selon l’origine des victimes ne signifiait pas qu’on ne doit pas être affecté par les morts d’ici. Et toute la salle a applaudi, y compris les nombreux étudiants d’origine arabe.
Daniel Baril