Édition du 1er octobre 2001 / Volume 36, numéro 6
 
  Le «petit monde» et ses implications criminelles
Anton Oleinik trace des parallèles entre les prisons russes et… le monde universitaire.

À 31 ans, Anton Oleinik a quitté l’Université d’État de Moscou pour terminer un postdoctorat au CICC. Il connaît à fond le système carcéral russe.

C’est un petit monde, dit-on du milieu universitaire. Pour le sociologue Anton Oleinik, cette expression est lourde de sens puisque c’est ainsi qu’il qualifie le modèle d’organisation plus ou moins licite à l’intérieur des prisons russes. «Toute l’organisation carcérale gravite autour d’une hiérarchie à moitié officielle, à moitié non reconnue. C’est une petite société qui a ses règles, ses chefs, ses structures.»

Dans les prisons russes, chaque dortoir a son caïd qui tranche les conflits et assure la cohésion chez les prisonniers. À un rang plus élevé, chaque baraque a son coordonnateur et chaque prison son chef. Le plus drôle, c’est que cette organisation ne s’arrête pas aux murs du pénitencier. Au contraire, Anton Oleinik estime que toute la société russe fonctionne selon cette logique. «On ne fait pas d’affaires en Russie sans payer la “protection”. Or, des agences ont accaparé ce marché et assurent des services de négociation auprès d’organismes publics et d’organisations interlopes. Ce n’est pas exactement la mafia, mais ce n’est pas totalement légal.»

Au terme d’une étude de cinq années au cours desquelles il a circulé dans les bagnes de Russie et du Kazakhstan, le chercheur trace un portrait sévère de la société russe. Même libérée du joug totalitaire, note-t-il, celle-ci fonctionne comme si elle était tout entière dans un système carcéral. C’est ce qu’il a essayé de démontrer dans un livre qui paraît simultanément en France et en Russie: Criminalité organisée, prison et sociétés postsoviétiques (L’Harmattan).

Dans le cadre de cette recherche, Anton Oleinik a rencontré quelque 1300 prisonniers dans une dizaine de régions de la Russie, et 400 autres au Kazakhstan. Il les a questionnés sur leurs valeurs, leurs buts, leur quotidien. La masse de renseignements qui en est résultée a fait l’objet de banque de données impressionnante sur un véritable État dans l’État. Le système carcéral russe a son argot, ses légendes et son folklore; on y étudie même les traditions littéraires. «Les prisons russes ne sont pas constituées de cellules, mais de dortoirs d’une centaine de personnes chacun. Il n’est pas possible de s’isoler d’un homme ou d’un groupe qu’on n’aime pas. Les relations interpersonnelles sont très influencées par la promiscuité. Cela donne lieu à une sous-culture très particulière.»

L’angoisse de l’auteur

C’est avec fébrilité qu’Anton Oleinik attend la sortie de la version russe de son livre, où il expose sa vision d’une société postsoviétique désorganisée et qui essaie de se bâtir une nouvelle structure. «Comme Russe, je crois que ce n’est pas facile d’admettre que nous agissons comme des prisonniers. Je m’attends à des réactions assez vives.»

Le chercheur de 31 ans, maître de conférences à l’Université d’État de Moscou et chercheur invité au Centre international de criminologie comparée (CICC), peut compter sur un appui intellectuel de taille. Dans une préface bien sentie, le sociologue français Alain Touraine loue l’analyse «originale et cohérente» de l’auteur. «L’étude des prisons se révèle un remarquable miroir de ce qu’est la société russe dans son ensemble, peut-on lire. Aux deux niveaux on trouve la même absence de l’État comme organisateur des pratiques sociales. Ce sont donc des petits chefs qui dirigent des ensembles qui échappent en fait au contrôle de l’État.»

Le livre du chercheur postdoctoral n’est pas seulement le compte rendu d’une enquête sur les prisons et la société civile russes, prétend Alain Touraine; «il est un appel au plus haut niveau de démocratie possible dans un pays où celle-ci est si faible, et où l’intérêt public pour la République sont des mots vides».

Et le Québec?

Le principe du petit monde évoluant en marge de la société s’applique à plusieurs sphères de l’activité humaine. Depuis son arrivée au Québec, il y a six mois, M. Oleinik s’est fortement intéressé à l’affaire Fabrikant, qui selon lui en dit long sur un autre «petit monde». Rappelons que Valery Fabrikant, frustré de ne pas avoir obtenu un poste de professeur à l’Université Concordia, a assassiné en 1992 quatre anciens collègues qu’il estimait responsables de ses déboires.

«Cette affaire est complètement occultée au Québec, même en criminologie, où l’on préfère la classer parmi les événements isolés. Je crois qu’elle doit au contraire être analysée comme un symptôme. Nous ne sommes pas à l’abri de gestes de ce genre dans un monde fermé comme celui de l’université, où il est très difficile d’entrer.»

Dans n’importe quel «petit monde», croit Anton Oleinik, il peut arriver que la violence éclate. Le milieu universitaire, qui fonctionne avec ses règles et ses traditions, n’est pas à l’abri d’une nouvelle affaire Fabrikant. Sans excuser le geste de Valery Fabrikant, qui souffrait manifestement de paranoïa, comme le reconnaît le sociologue, il faut chercher à comprendre les sources sociales de sa violence. «L’université, les départements, les centres de recherche se referment sur eux-mêmes, dit M. Oleinik. Il n’y a plus de débat, la vie scientifique se concentre dans les limites de petits groupes fondés sur les chaînes de dépendances personnelles. Dans ce contexte, il existe des acteurs qui sont plus disposés à jouer la carte de la violence.»

Valery Fabrikant n’est pas le seul exemple. Aux États-Unis, Theodore John Kaczinski, un ancien professeur de mathématiques à l’Université de Berkeley, s’était fait connaître par ses attaques contre l’établissement universitaire, d’où son surnom de «Unabomber» (University and Airlines Bomber).

Pour limiter les dégâts, il faut éviter de «créer des cliques», explique Anton Oleinik. Et trouver une autre façon de juger de la valeur des hommes et des femmes de science. Actuellement, la règle dit: «Vous ne pouvez pas nous critiquer si vous n’êtes pas l’un des nôtres; si vous êtes l’un des nôtres, vous n’oserez pas nous critiquer.»

Mathieu-Robert Sauvé



 
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