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«L’axe optique de l’autruche n’est pas limité à la région centrale de la rétine comme chez l’humain, allègue le chercheur Denis Boire. La distribution des cellules ganglionnaires visuelles de l’autruche lui permet de balayer l’horizon du regard sans même bouger la tête.» |
Dans le ciel bleu cobalt, un oiseau sombre se livre à un formidable ballet aérien. «C’est un martinet ramoneur, dit Denis Boire, chercheur à l’École d’optométrie. Et là, ajoute-t-il en pointant l’index en direction d’un arbre, il y a une paruline.» L’ornithologue amateur a reconnu le passereau au bec fin et pointu simplement par son gazouillis vif et musical.
En ce début d’après-midi du mois de juin, Forum a rencontré M. Boire au cimetière Côte-des-Neiges. Un endroit qu’il connaît bien pour l’avoir maintes fois traversé en se rendant sur le campus de l’Université durant ses études de doctorat en biologie. Déjà, en 1984, il s’intéressait à la vision des oiseaux. Dix ans plus tard, il menait des recherches sur la dégénérescence des cellules de la rétine et son intérêt ne s’est pas estompé depuis.
Le sujet de sa plus récente étude: l’œil de l’autruche, un oiseau qui, soit dit en passant, ne se cache pas la tête dans le sable. Selon le responsable du laboratoire d’anatomie du professeur Maurice Ptito, la vision de l’autruche est particulière. Elle ressemble un peu à celle du lapin. «Son acuité visuelle n’est pas très élevée, signale-t-il, mais la distribution de ses cellules ganglionnaires situées dans la rétine de l’œil lui permet de balayer l’horizon du regard sans même bouger la tête. L’oiseau, qui peut mesurer 2,50 m et peser 150 kg, voit ainsi venir les prédateurs éventuels.»
C’est en élaborant une carte de la densité de ces cellules nerveuses, dont les axones constituent le nerf optique, que Denis Boire a fait cette découverte. Un vrai travail de bénédictin. Chaque cellule ganglionnaire mesure de 5 à 25 µm (un micron est égal à un millième de millimètre). Chez l’autruche, on en dénombre entre 7500 et 9000 par millimètre carré dans les fovéas, régions à forte concentration de neurones.
«Les endroits où se trouve le plus grand nombre de cellules ganglionnaires représentent les axes de vision les plus précis, explique M. Boire. La zone d’acuité visuelle maximale de l’humain (la macula) est située au centre de la rétine. C’est elle qui reçoit les signaux lumineux et les transmet au cortex occipital du cerveau. L’axe optique de l’autruche, dont les yeux sont à peu près gros comme ceux d’une baleine (environ 50 cm), n’est pas limité à la région centrale de cette membrane.»
Le chercheur se dit peu étonné par cette observation. «Une telle distribution des cellules ganglionnaires est particulière aux animaux qui vivent dans un environnement à aire ouverte», fait-il remarquer. Mais grâce à sa recherche, il est maintenant possible d’estimer l’acuité visuelle de l’autruche. Tant qu’on ignorait la densité des cellules ganglionnaires de la rétine, on ne pouvait pas la mesurer avec précision.
Un drôle d’oiseau
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La grosseur des yeux des autruches adultes, qui varie de 30 à 50 cm, est comparable à celle des yeux d’une baleine. |
Pourquoi les autruches ont-elles de si gros yeux? Certains chercheurs croient que la grosseur des yeux est une caractéristique d’une vision accrue, répond Denis Boire. Les oiseaux nocturnes, par exemple, ont des yeux énormes. Par comparaison, si un homme avait des yeux de hibou, ils seraient gros comme des pamplemousses! Or, le centre visuel des animaux dont la survie est intimement liée à l’acuité visuelle occupe une vaste place dans leur boîte crânienne.
Mais les résultats de l’étude du biologiste révèlent que le phénomène est autrement complexe. D’après la grosseur de l’œil de l’autruche et la densité des cellules ganglionnaires dans sa rétine, le chercheur a calculé une acuité maximale de 20 cycles par degré. Ce qui est plus de deux fois supérieur à la vision d’un chat, mais peu élevé pour un oiseau, selon M. Boire.
«L’aigle, dont la rétine comporte une forte concentration de cônes et de bâtonnets photosensibles, a une acuité d’environ 145 cycles par degré, cite-t-il en exemple. C’est sept fois plus qu’une autruche! À distance égale, l’oiseau de proie diurne distingue trois fois plus de détails que l’œil humain même si la proportion des cellules ganglionnaires est semblable, soit approximativement 45 000 par millimètre carré.»
En revanche, la morphologie de l’œil de l’autruche pourrait lui permettre de voir la nuit. Des calculs effectués par M. Boire à partir des paramètres anatomiques du globe oculaire de ce vertébré ont permis de déterminer d’ailleurs que l’illumination rétinienne de l’autruche est comparable à celle de la chouette. «Comme un appareil photo dont le diaphragme est réglé à une grande ouverture, leurs pupilles laissent entrer un maximum de lumière dans la rétine, indique le chercheur. C’est ce qui permet en partie à la chouette et aux autres rapaces nocturnes de voir dans l’obscurité. Mais l’autruche, elle, est surtout active le jour.»
Ce phénomène mystérieux compte beaucoup de zones d’ombre. Si l’on a longtemps cru que la grosseur des yeux déterminait l’acuité visuelle, depuis la découverte de M. Boire, on en est moins sûr. Elle serait plutôt associée à la vision dans diverses conditions de luminosité. «Cette hypothèse exige une confirmation, souligne le biologiste, mais le fait que l’autruche ne possède pas la propriété de voler tend à appuyer cette possibilité. Sa morphologie oculaire, semblable à celle des oiseaux nocturnes, lui permettrait ainsi de se protéger de ses prédateurs terrestres, des animaux qui chassent la nuit pour la plupart.»
Un œil schématique d’autruche
Selon le chercheur, il reste beaucoup à apprendre encore sur la vision des autruches et des oiseaux en général. Mais à quoi sert l’étude des yeux d’oiseaux? «Elle permet de mieux comprendre le comportement des espèces et de comparer leurs capacités visuelles, fait valoir M. Boire. L’humain a toujours beaucoup appris de la nature. Avec de meilleures connaissances sur la diversité des structures oculaires, on pourra peut-être mettre au point des applications pour le traitement des troubles de la vision. Mais ce n’est pas le but premier des recherches fondamentales. Si cela a lieu, tant mieux.»
Dans cette optique, le chercheur tente actuellement, en collaboration avec une étudiante de l’École d’optométrie, de concevoir un œil schématique d’autruche. Ce projet de recherche se déroule à l’intérieur d’un stage subventionné par l’École d’optométrie.
Dominique Nancy