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Richard Tremblay |
En trois mois, le directeur du Groupe de recherche sur l’inadaptation psychosociale chez l’enfant (GRIP), Richard Tremblay, a reçu trois bonnes nouvelles. Ses demandes de financement pour l’implantation du Centre d’excellence pour le développement des jeunes enfants et la création de la Chaire de recherche du Canada sur le développement du jeune enfant, ainsi que pour une recherche dans le cadre des Grands Travaux du Conseil de recherches en sciences humaines, ont toutes été honorées. Les subventions totalisent 7,4 M$ sur sept ans. Ce montant exclut, bien entendu, les sommes déjà accordées à des travaux déjà en cours.
«Nos projets de recherche se mettent en marche à un moment opportun, affirme Richard Tremblay, qui ne doute pas de pouvoir dépenser sciemment tout cet argent. Les résultats des travaux déjà publiés contribuent à une meilleure connaissance du développement de l’enfant, et nous avons encore d’innombrables pistes à explorer.»
Pour tout dire, la recherche longitudinale qu’il mène auprès de milliers d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes nés pour ainsi dire sous ses yeux et grandissant dans tous les coins du Québec n’est pas prête de se terminer. Quand on lui demande à quel moment il pense mettre un terme à l’étude de sa première cohorte (nés entre 1979 et 1983, ses sujets de recherche sont aujourd’hui majeurs), il évoque l’intérêt qu’elle suscitera encore quand les sujets auront 80 ans. «Après leur mort, nous étudierons leurs enfants et leurs petits-enfants, et posséderons une mine de renseignements inestimable sur leurs origines familiales.»
Pour assurer la pérennité de cette étude unique au monde, le psychologue doit veiller à former une relève capable de prendre la suite des opérations quand lui-même tirera sa révérence. M. Tremblay insiste d’ailleurs pour dire que le succès obtenu auprès des grands organismes subventionnaires canadiens est dû à la qualité de son équipe de collaborateurs. La liste de ceux-ci est trop longue pour figurer dans cet article, mais signalons que le GRIP connaît actuellement une croissance sans précédent. Devant l’urgent besoin d’espace, des chercheurs déménageront dans de nouveaux locaux d’ici quelques mois.
Histoire d’une étude
Pour retrouver l’origine des études de M. Tremblay, il faut remonter à l’année 1983-1984, alors que le gouvernement du Québec s’apprête à mener sa grande enquête sur la santé publique. Le chercheur suggère d’établir un échantillon de 1000 garçons âgés de cinq ans et issus de milieux défavorisés. Le but: connaître les sources psychosociales de la criminalité.
«Nous savions que certains d’entre eux deviendraient délinquants. Nous les avons suivis», relate-t-il. Au laboratoire du GRIP, de 500 à 600 de ces hommes sont examinés deux fois par année par une équipe que dirigent M. Tremblay et Frank Vitaro, professeur au Département de psychologie. Ils subissent une batterie de tests physiologiques et psychologiques. Comme on s’en doute, ce ne sont pas tous des enfants de chœur, mais la plupart participent volontiers aux recherches. M. Tremblay signale que certains sujets sont retracés dans des prisons des quatre coins du monde. Des questionnaires sont envoyés jusqu’au Japon.
Au cours de leur croissance, ces garçons issus d’un échantillonnage scientifique se sont prêtés à différentes expériences, notamment au Laboratoire de simulation de conduite de Jacques Bergeron et au Centre d’étude du sommeil et des rythmes biologiques de Jacques Montplaisir. Grâce à ces jeunes, on a pu mieux comprendre le phénomène de l’agressivité au volant et le sommeil chez les adolescents. D’autres ont étudié le développement de la dentition chez l’enfant ou l’impact de la consommation d’alcool sur le rythme cardiaque chez les jeunes adultes.
Une autre cohorte, qui totalise 3000 filles et garçons, demeure parmi les plus importantes du genre. Une nouvelle étude similaire est en cours depuis 1998 et réunit cette fois 2300 bébés «représentatifs du Québec». Entre-temps, en 1994, le chercheur a participé à l’étude de Statistique Canada sur un échantillon de 22 000 enfants âgés de 0 à 11 ans.
S’appuyant sur l’expertise du GRIP, une équipe américaine a lancé récemment une ambitieuse enquête qui veut suivre à la trace des milliers d’enfants sur une période de 30 ans. M. Tremblay siégera à son conseil d’administration.
Un laboratoire mobile
Le chercheur est bien conscient d’avoir beaucoup de pain sur la planche. Et des défis nouveaux se présentent à lui. Le Centre d’excellence pour le développement des jeunes enfants, par exemple, explorera une nouvelle façon de produire des connaissances. «Nous avons réalisé, au cours des dernières années, que les recherches sur tel ou tel sujet n’apportaient qu’une vision partielle des choses. On ne peut pas baser des mesures sociales sur cela. Nous voulons donc établir des connaissances approfondies sur une série de thèmes qui touchent le développement afin de constituer une véritable encyclopédie vivante.»
L’incidence du tabac sur le développement du fœtus sera le premier thème abordé. Une dizaine d’experts se prononceront sur trois questions: que sait-on sans aucun doute sur ce thème? Que croit-on savoir, mais sans en être absolument certain? Qu’ignore-t-on?
Après avoir rédigé un court texte sur la problématique, les experts verront leur vision critiquée, approfondie, confrontée par d’autres spécialistes. «Notre but à long terme est d’offrir une synthèse nuancée de l’ensemble des connaissances sur le développement», dit M. Tremblay, qui admet s’être inspiré des célèbres encyclopédies de Diderot et de Voltaire.
Autre nouveauté, le GRIP disposera bientôt d’une autocaravane qui constituera un véritable laboratoire mobile. «Ce labo nous permettra d’aller voir les familles là où elles se trouvent.»
Sans ce laboratoire sur roues, un biais gênant risquait de subsister dans les travaux du GRIP. Les familles des régions les plus éloignées, dont certaines très précieuses pour les chercheurs, ne sont pas toujours disposées à venir passer une journée dans une université montréalaise. Elles échappent alors aux échantillonnages. Le GRIP organisera donc des missions aux quatre coins du Québec dans le nouveau véhicule muni d’une salle de jeu sous surveillance vidéo et de tout un dispositif permettant de faire les examens médicaux complets. Le véhicule vaut à lui seul un demi-million de dollars.
À écouter Richard Tremblay, un vent d’optimisme souffle sur les sciences humaines. «Nous avons un grand besoin de jeunes chercheurs», dit-il. Enfin une bonne nouvelle.
Mathieu-Robert Sauvé
Un programme de soutien aux jeunes mères
Quand le ministère de la Santé et des Services sociaux a demandé à Richard Tremblay pour quel secteur il fallait voter un budget d’urgence, le chercheur a répondu sans hésiter: il faut cibler les femmes enceintes de moins de 20 ans. «Nos travaux démontrent très clairement que c’est dans ce groupe que les risques de mettre au monde des enfants qui deviendront des délinquants sont les plus grands.»
Le ministère a pris M. Tremblay au mot. Un programme ambitieux a rapidement été élaboré et prévoit une série d’interventions dès la première échographie, jusqu’à l’arrivée de l’enfant à l’école. Ce programme, doté d’un budget de 22 M$, verra le jour en avril 2002.
Dans un article paru au printemps dernier dans Archives General of Psychiatry, Richard Tremblay et le coauteur Daniel Nagy, de l’Université Carnegy Mellon, mentionnent par exemple que les garçons de très jeunes mères ayant un faible niveau d’instruction courent 9,3 fois plus de risques de présenter des comportements agressifs que les autres enfants.
«Nos résultats suggèrent qu’une attention spéciale doit être accordée aux mères ayant un faible niveau de scolarité et à celles qui ont eu leurs enfants très jeunes […], écrivent les auteurs. Des services de garde de qualité doivent aussi être mis en place autour de ces enfants.»
M.-R.S.