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Coordonnatrice de la conférence internationale sur le blanchiment d'argent, tenue récemment à Montréal, Louise Viau croit que le Canada a fait ses devoirs, mais que la lutte est loin d'être terminée. |
Reconnu coupable d’avoir blanchi quelque 10 M$, Steven Keiser, de Toronto, a bénéficié d’une immense sympathie du public quand, pendant son incarcération, il a terminé par correspondance sa maîtrise en administration des affaires à l’Université de Western Ontario. L’étudiant modèle a même figuré au tableau d’honneur du doyen... « J’ai reçu des dizaines d’appels, de courriels et de lettres. Toutes négatives à mon endroit », relate le journaliste du Globe and Mail Stan Osziewicz, qui a enquêté sur les conséquences des actes de Keiser, notamment le trafic de drogue.
Cette anecdote démontre bien que le public canadien considère encore comme « sympathique » le magouilleur qui parvient à détourner du fisc des sommes importantes, au nez et à la barbe des comptables gouvernementaux. « Cette perception doit changer. Il est faux de croire que la criminalité économique ne fait pas de victimes; regardez ce qui s’est passé le 11 septembre », martèle Louise Viau à l’issue de la 2e Conférence internationale sur le blanchiment d’argent, qui s’est déroulée à Montréal du 15 au 17 octobre derniers.
Professeure à la Faculté de droit, Mme Viau était membre du comité organisateur de cette conférence, qui a réuni à Montréal quelque 600 délégués de 48 pays. Ex-commissaire de la Commission d’enquête sur la Sûreté du Québec (la commission Poitras), Mme Viau est une spécialiste du droit criminel, dont elle a beaucoup étudié les conséquences sociales. À son avis, les activités de blanchiment d’argent constituent un élément clé des organisations criminelles et aussi des terroristes. « Lorsque des hommes parviennent à entrer aux États-Unis sous de fausses identités, c’est qu’ils ont obtenu de faux passeports. Lorsqu’ils suivent des cours de pilotage et occupent des appartements pendant des mois, il faut de l’argent. Tout cela s’achète. »
Le Canada fait ses devoirs
Devant l’ampleur du problème, Mme Viau analyse la situation avec réalisme. Même si elle qualifie la conférence internationale de « grand succès », elle conçoit qu’on n’enraiera pas facilement les activités économiques illicites des grands réseaux du crime organisé.
Se disant en faveur d’une « version économique » de la Cour pénale internationale, qui juge les responsables de crimes contre l’humanité, elle sait que le chemin est semé d’embûches. « Cette cour n’existe pas encore, précise-t-elle. Une entente de principe, rédigée à Rome en 1999, a été ratifiée par plusieurs pays, mais la signature des États-Unis se fait toujours attendre. Par conséquent, avant qu’on s’entende sur une instance semblable pour juger les crimes économiques, il coulera beaucoup d’eau sous les ponts. »
Et le Canada dans tout ça? Ce n’est pas la « Maytag du Nord », mais le pays n’est pas sans faille en matière de blanchiment d’argent, dit l’inspecteur John Mair, responsable de l’unité mixte des produits de la criminalité à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et président de la conférence. « Au cours des dernières années, le Canada a fait ses devoirs », défend Mme Viau avec énergie. Elle rappelle que le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada a été créé récemment pour recueillir toute déclaration suspecte et la loi C-22 (sur le recyclage des produits de la criminalité), qui entrera en vigueur sous peu, va avoir des impacts sur les organismes publics et privés.
Autre mesure instaurée en 1998: le retrait par la Monnaie royale canadienne des billets de 1000 $, très utiles aux organisations criminelles pour traverser des frontières. Mais, selon Louise Viau, d’autres efforts encore plus soutenus doivent être déployés afin de mieux coordonner le travail des services policiers, habitués à agir sans se concerter, même au Canada. « Le crime organisé, lui, se joue des frontières. »
Une lutte efficace?
En tout cas, la perception de ce type de criminalité se transforme. « Il y a 10 ans, personne ne parlait de blanchiment d’argent, relate Mme Viau. Je crois que le public n’était pas très sensibilisé à ce problème. Avec les événements qu’on a connus récemment, la société a pris conscience soudainement de la gravité de la situation. »
C’est heureux, rajoute-t-elle, car les moyens de traiter des sommes d’argent sont de plus en plus nombreux et efficaces. Internet et le commerce électronique multiplient les possibilités de conclure des transactions transfrontalières. Les autorités peuvent-elles lutter efficacement contre ce fléau? Actuellement, selon l’inspecteur Mair, à peine 400 agents de la GRC sont affectés à la criminalité économique au Canada, dont 85 à Montréal. C’est peu.
Louise Viau, quant à elle, a la certitude que, en réunissant autour de mêmes tribunes les universitaires, les enquêteurs et les représentants gouvernementaux, la perception de la criminalité économique et des façons de la contrer va se modifier.
Quand on exprime notre surprise à la vue du programme officiel de la conférence montrant des universitaires parmi des policiers en uniforme, elle répond que les professeurs d’université sont très ouverts à rencontrer des représentants des forces de l’ordre. « Ce n’est pas exceptionnel en droit et en criminologie. Ce qui l’est, c’est de voir des policiers s’inscrire à des programmes d’études universitaires. C’est tant mieux. »
Mathieu-Robert Sauvé