La question de la nature humaine a toujours divisé les sciences humaines et les sciences de la vie. «Il y a un mur d’incompréhension, une ignorance parfois mêlée de mépris et d’agressivité entre la biologie et la philosophie», affirme le biologiste français Jean-Didier Vincent.
Soucieux de faire tomber ce mur, il a entamé, avec le philosophe Luc Ferry, un dialogue visant à rapprocher ces deux disciplines. Les deux universitaires, coauteurs du volume Qu’est-ce que l’homme? (Éditions Odile Jacob, 2000), livreront leur vision respective de l’être humain au cours d’un débat organisé dans le cadre des Belles Soirées demain le 30 octobre (voir le calendrier).
Forum a joint les deux auteurs à Paris pour recueillir leurs propos sur cette question aussi actuelle qu’éternelle.
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Luc Ferry |
Un être inadapté
Pour Jean-Didier Vincent, professeur à la Faculté de médecine de l’Université de Paris-XI et directeur de l’Institut de neurobiologie Alfred Fessard-INRS, l’humain est loin de constituer le summum de l’adaptation; il serait au contraire un être «profondément inadapté».
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Jean-Didier Vincent |
«L’espèce humaine est l’espèce la plus en crise et la seule qui soit capable de s’autodétruire, ce qui montre que l’évolution peut se faire sans adaptation et que les solutions retenues peuvent être non adaptatives, estime-t-il. L’homme est d’ailleurs totalement désarmé du fait de son inadaptation à la nature.»
Pour compenser ce manque, l’être humain anti-nature est obligé de se créer des environnements culturels variables qui constituent en fait des adaptations éphémères, alors que la véritable adaptation devrait avoir, à son avis, un caractère permanent.
Le biologiste rejette également cette fausse opposition entre déterminisme et dépassement de soi qu’établissent souvent les sciences humaines. «Au déterminisme biologique, les philosophes opposent la transcendance. Mais, sans s’en rendre compte, ils confèrent à ce besoin une nécessité quasi biologique!»
Disant lui-même nourrir une «volupté morbide» de connaître les bases matérielles du comportement et des émotions — on lui doit notamment le volume Biologie de la passion —, Jean-Didier Vincent reconnaît toutefois que cette recherche ne répond pas à ses questions existentielles. «Ce qui me permet de bien vivre, c’est de savoir que le vivant nous ramène à des réalités auxquelles on ne peut pas échapper.»
Ceci ne l’empêche cependant pas, malgré son scepticisme déclaré, d’être «profondément ancré dans une quête de spiritualité» et même de s’adonner à une certaine forme de rituel à saveur spirituelle. «Comme plusieurs dans le domaine des sciences, je suis dans la position de celui qui prie et qui ne croit pas. Au lieu de faire de ma vision du monde un système métaphysique, je vis dans l’aveuglement affectif avec comme réconfort le rituel intime d’une prière agnostique qui est une pratique d’irrationalité.»
Un être «contre nature»
Luc Ferry, professeur de philosophie à l’Université de Paris-VII et directeur de la collection Collège philosophique aux Éditions Grasset, partage au moins un point du vue avec le professeur Vincent, soit la discontinuité entre l’être humain et la nature.
«Sur le plan de l’évolution, il y a continuité entre l’humain et l’animal, mais pas sur celui de l’éthique. On accepte de tuer des rats dans les laboratoires, mais on n’admet pas de sacrifier des enfants; il y a donc discontinuité, sinon paradoxe, puisque plusieurs espèces animales mangent leurs petits», avance-t-il, tout en cherchant à savoir quand et comment s’est effectuée cette rupture.
Pour le professeur, ce qui distingue l’humain n’est donc ni l’intelligence, ni la sociabilité, ni le langage, mais la distance qu’il a établie avec la nature. «L’être humain est même capable de se retourner contre sa nature pour lui faire dire autre chose que son histoire: la femme, par exemple, définie comme le sexe qui porte l’enfant, reste une femme même lorsqu’elle ne joue pas ce rôle programmé par la nature.»
Cette distanciation permet des comportements qu’on n’observe pas chez les animaux. «L’humain s’interroge sur les animaux, mais ceci n’est pas réciproque. Les défenseurs des animaux combattent même la souffrance que nous leur imposons. Il n’y a pas de torture chez les animaux ni de volonté de causer du tort. S’ils se suicident, c’est en cas de surpopulation ou de dérèglement mécanique et non par désespoir amoureux.»
Cette capacité «spécifiquement humaine d’aimer et de haïr» illustre, selon Luc Ferry, la distance que nous avons prise par rapport à notre programme génétique.
Mais de telles habiletés ne pourraient-elles pas faire partie de notre génome? «Toute la question est là, répond le philosophe: savoir si cette capacité est programmée ou simplement permise comme quelque chose d’indéterminé.»
Le dialogue entre les sciences devrait apporter des réponses à de telles questions et Luc Ferry considère l’exercice à la fois comme fécond et nécessaire. Jean-Didier Vincent espère pour sa part que l’occasion qui leur est donnée de débattre pour la première fois de ce sujet dans un face-à-face permettra une meilleure compréhension des points de vue de l’un et de l’autre.
Daniel Baril