Édition du 5 novembre 2001 / Volume 36, numéro 10
 
  Seul avec des tueurs islamistes
Au péril de sa vie, Sifeddine Elblidi a rencontré cinq terroristes en 1988.

Sifeddine Elblidi n’a jamais oublié les entrevues qu’il a réalisées avec des membres du groupe terroriste Al-Jihad en septembre 1988, dont les propos d’un militant qui a affirmé: «On croit en l’action, au djihad, dans le cadre d’une violence organisée qui s’exerce sur deux niveaux: le niveau individuel et le niveau collectif — assassinats ou révoltes. La solution idéale consisterait dans le regroupement de ces deux niveaux.»

Cet «interviewé no 5» a été rencontré clandestinement au Caire, dans des conditions dignes des romans d’espionnage, durant une enquête... universitaire. «Je ne savais jamais d’avance à quel endroit allait se dérouler l’entrevue. On me disait de prendre le taxi X à telle heure à tel carrefour et, après plusieurs détours pour être sûrs que nous n’étions pas suivis, je rentrais dans une mosquée ou un autre lieu afin de rencontrer un homme vêtu comme ceci ou comme cela. La rencontre se déroulait dans une atmosphère de suspicion et de méfiance.»

Ces trois semaines d’enquête ont été les plus éprouvantes de sa vie. Et pour cause. Le groupe Al-Jihad avait perpétré l’assassinat du président égyptien Anouar Al-Sadate en 1981 et, même si les auteurs de cet attentat avaient été capturés et exécutés, d’autres cellules étaient toujours activement recherchées par la police et les services secrets. Pour le jeune universitaire, c’était une situation risquée. «Les islamistes me soupçonnaient d’être un espion, et les forces de l’ordre me suspectaient d’être un sympathisant islamiste. Je craignais des représailles des deux côtés.»

Quand, au bout d’une quinzaine de jours d’entrevues, son contact, le professeur Saad Eddine Ibrahim, de l’Université américaine du Caire, lui a annoncé qu’il valait mieux quitter l’Égypte, l’étudiant n’était pas fâché. «J’avais perdu 12 kg, je ne dormais plus…»

Du terrorisme à la police communautaire

Treize ans se sont écoulés depuis ce voyage. Mais au moment où il prépare un nouveau séjour d’études à Montréal (il veut faire un doctorat sur l’implantation d’une police communautaire dans la société marocaine), ses travaux de maîtrise refont subitement surface. Ironie du sort, c’est le 11 septembre qu’il doit prendre l’avion de Rabat à Montréal. Comme son appareil est cloué au sol, il peut voir à la télévision l’effondrement des deux tours du World Trade Center. «Ce fut un choc partout au pays, raconte-t-il. Plusieurs Marocains — gens d’affaires et employés d’entretien — ont péri dans la catastrophe.»

Même si elle date de 1989, la recherche menée par Sifeddine Elblidi, intitulée Introduction à l’islamisme: le groupe Al-Jihad et l’organisation de la violence, apparaît depuis les attentats terroristes d’une bouleversante actualité. Frank Cilluffo, analyste principal au Center for Strategic and International Studies et expert du terrorisme, a affirmé récemment à la presse américaine que Al-Jihad est lié à Al-Qaeda, dirigé par Oussama ben Laden. À la suite du meurtre du président Sadate, Al-Jihad avait menacé d’attaquer des cibles américaines jusqu’à ce que les États-Unis libèrent son leader emprisonné, le cheik Omar Abdel Rahman, lié à l’attentat à la bombe de 1993 contre le World Trade Center.

Dans son mémoire, l’étudiant avait écrit que, loin de se saborder après l’assassinat d’Anouar Al-Sadate, le groupe Al-Jihad avait possiblement «multiplié par 10 le nombre de ses participants». Il rapportait que les militants, principalement des jeunes issus des milieux périphériques du Caire, étaient prêts à mourir pour la cause, comme en témoigne ce passage relatant la première réunion d’Abd Al Salam Faraj en vue de l’attentat contre le président égyptien, le 27 septembre 1981: «Lorsque tous sont arrivés, Faraj les a avertis que la mission qu’il leur proposait était une mission suicide, un acte de martyre. “C’est une opération suicide, est-ce que vous êtes prêts à mourir?” Tous ont répondu par l’affirmative, avant qu’ils ne sachent même le contenu de la mission.»

À son avis, les services secrets occidentaux auraient pu prévenir les attentats s’ils avaient pris au sérieux les menaces terroristes et mieux étudié les indices qui menaient aux islamistes. «Al-Jihad a compté environ 1000 membres en Égypte. La plupart se sont enfuis à la suite de la répression de l’État. Où sont-ils allés? Dans des paradis de liberté — Angleterre, États-Unis — où ils ont été encore plus efficaces que s’ils étaient restés là-bas. Ils ont pu mener des opérations en toute quiétude. On a donc mondialisé le problème. Seule la France les a pris en chasse.»

Analyse du discours

Pour le criminologue, un grand vide existait au sujet du terrorisme islamiste. Il a donc effectué une revue complète de la littérature et a dû, pour ce faire, traduire lui-même plusieurs textes. Il a constaté que l’idéologie des terroristes était assez facile à retracer, finalement.

Abd Al Salam Faraj, qui a été pendu par l’État égyptien en 1982 pour sa participation à l’attentat contre Sadate, est l’un des deux principaux penseurs modernes à avoir préconisé la violence pour instaurer un État islamiste. Ingénieur et fils d’un militant radical, il est parmi les fondateurs d’Al-Jihad. Son traité, L’impératif occulté, qui a été qualifié de «brevet de radicalisme politique à saveur terroriste», a été écrit à l’Université du Caire, où il a recruté les premiers membres. Faraj s’était inspiré d’un autre universitaire, Sayyid Qutb, qui avait rédigé son manifeste Signe de piste de l’intérieur d’une prison de Nasser, pendant les années 70. Lui aussi a été mis à mort en 1982.

«Selon ces deux penseurs, l’Égypte vivait dans la jahiliyya, la période anarchique qui avait précédé l’arrivée du prophète Mahomet. Par extension, le peuple ne craignait pas Allah et adoptait des mœurs réprouvables. Pour restaurer l’ordre islamique, les discours ne suffisaient pas. Il fallait terroriser la population: rapts, assassinats, détournements d’avions. Et attaquer le gouvernement par le haut.»

Selon Sifeddine Elblidi, même les radicaux qui égorgent des enfants en Algérie se réclament de ces penseurs. Mais il admet qu’aujourd’hui la «nébuleuse islamiste» n’est pas facile à saisir. Ce n’est pas un grand groupe dirigé par un chef d’orchestre mais une multitude de groupuscules qui opèrent chacun de leur côté.

Lui-même musulman pratiquant, il soutient que la tournure des événements influe sur des coutumes très répandues dans sa culture. «La tradition veut que la porte soit toujours ouverte pour un musulman de passage, qu’on le connaisse ou pas. Mais aujourd’hui, on pose des questions, on veut savoir. Pas question d’héberger un terroriste.»

Mathieu-Robert Sauvé

Rencontres du troisième type

Sifeddine Elblidi a étudié à l’École de criminologie de 1983 à 1989, où il a terminé une maîtrise sur le terrorisme islamiste. Il est de retour 12 ans plus tard pour des études doctorales.

Sifeddine Elblidi a entamé sa formation de criminologue à l’Université de Montréal alors que faisait rage une vague terroriste en France, dans les années 80. «Je voulais comprendre comment avait pu prendre naissance et s’épanouir un mouvement terroriste se réclamant de l’islam. À ma grande surprise, il n’existait pratiquement aucun spécialiste du terrorisme islamiste en criminologie.»

Après quelques recherches à Rabat, le Québec lui apparaît tout indiqué pour la poursuite de ses études en raison de la réputation de l’École de criminologie et de la langue française parlée dans la province. Mais qu’est-ce qui pousse un étudiant de deuxième cycle à vouloir réaliser des entrevues clandestines avec des terroristes égyptiens? Pour mener une étude digne de ce nom, explique-t-il, les chercheurs doivent obtenir des données de première main. Or, les terroristes qu’on voit en prison peuvent tenir des discours faussés, en plus d’être difficiles à questionner compte tenu des mesures de sécurité qui les entourent. Il vaut donc mieux rencontrer des militants en liberté, quitte à prendre certains risques. Grâce à un professeur de sciences politiques de l’UdeM, Baghat Khorany, Sifeddine Elblidi peut entrer en contact avec un réseau par l’intermédiaire du professeur Saad Eddine Ibrahim, de l’Université américaine du Caire.

«Il y avait eu un précédent. Je me souviens qu’une étudiante avait rencontré des militants néonazis en Allemagne au début des années 80, relate Jean-Paul Brodeur, professeur à l’École de criminologie et directeur de recherche de M. Elblidi. Mais le travail de cet étudiant demeure plutôt inhabituel.»

M.-R.S.



 
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