Les larmes constituent une caractéristique spécifique de l’être humain. Pourtant, s’il est un sujet tabou, c’est bien celui des larmes au travail.
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Louise St-Cyr, directrice du groupe Femmes, gestion et entreprises de l’École des HEC. Mme St-Cyr est également titulaire de la Chaire en développement et relève de la PME. |
Très peu de chercheurs se sont penchés sur ce sujet dont on ignore à peu près tout: qui pleure au travail, pour quelles raisons, dans quelles circonstances, à quelle fréquence? Les femmes pleurent-elles plus que les hommes? Le groupe Femmes, gestion et entreprises de l’École des Hautes Études Commerciales a voulu en apprendre davantage sur ce comportement méconnu en organisant sa première conférence- midi sur le thème «Les larmes au travail ont-elles un sexe?»
Le groupe interuniversitaire, organise divers colloques et conférences sur des thèmes touchant les femmes entrepreneuses, les femmes et le leadership, ou plus largement les conditions de travail des femmes, et qui s’adressent à la fois aux étudiants, aux professeurs et aux employés.
Le conférencier invité le 15 novembre dernier, le professeur Angelo Soares, de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, est l’un des rares chercheurs à se pencher sur le sujet des larmes au travail. Il poursuit actuellement l’analyse d’une centaine d’entrevues réalisées auprès d’un groupe d’hommes et de femmes de divers métiers du secteur des services, soit des infirmières, des employés de bureau, des caissières, des chauffeurs d’autobus, des coiffeuses, etc.
Communication non verbale
«Les larmes ne sont pas un signe de faiblesse, mais une façon de communiquer les émotions qui dépassent les mots, estime Angelo Soares. Pleurer peut être considéré comme une forme de communication non verbale exprimant l’impuissance, le besoin de réconfort ou de sympathie.»
Les larmes auraient même un effet bénéfique sur la santé en favorisant l’élimination de protéines de stress.
«Mais les larmes peuvent aussi traduire l’impossibilité de gérer ses émotions, ajoute le conférencier. Tout type d’emploi demande un certain degré de travail émotif — ou de gestion de ses émotions — mais plus particulièrement les emplois avec le public. Le travail émotif accompli par une secrétaire de bureau, par exemple, est moins prononcé que celui d’une caissière de supermarché qui doit servir une clientèle.»
Dans les entreprises de services, diverses émotions sont requises selon le type de fonction: vendre un produit de beauté, percevoir des comptes, procéder à un examen médical demandent des attitudes émotionnelles appropriées, mais exigent aussi que les employés fassent abstraction de leurs propres sentiments du moment.
Certaines fonctions exigent donc plus de travail émotif que d’autres: «Il y a une division émotive du travail et l’on ne peut laisser ses émotions à la porte, déclare le professeur. On pleure lorsque le travail émotif devient trop intense ou qu’on ne peut l’accomplir.» Comme ce sont surtout des femmes qui occupent des emplois dans les services, il y aurait une division sexuelle du travail émotif.
L’analyse des témoignages permet de déterminer de façon plus concrète quand surviennent ces moments d’incapacité: lorsqu’il y a une surcharge de travail qui oblige à «faire plus avec moins» ou qui nécessite un rendement au-delà de ses capacités; lors d’un stress intense, par exemple à la suite d’un vol de banque; quand on ressent une injustice profonde liée à une décision nous concernant; dans le cas de blessures physiques ou psychologiques; à la suite d’une agression, de violence verbale ou de harcèlement répété.
«Mais pleurer au travail demeure une activité privée, souligne Angelo Soares. Les hommes et les femmes qui pleurent sur leur lieu de travail le font dans l’endroit le plus privé qui soit, c’est-à-dire aux toilettes. Sinon, ils pleurent à la maison à cause du travail.»
Effet de socialisation
Et les larmes ont-elles un sexe? Comme l’échantillon du professeur Soares comporte beaucoup plus de témoignages de femmes que d’hommes, il ne permet pas de discerner si les femmes pleurent davantage au travail que leurs collègues masculins. «C’est exactement ce que j’ai voulu éviter, dit-il. Mon approche est qualitative; je cherche à savoir comment et pourquoi on pleure au travail. Mais je peux vous dire que les hommes pleurent pour les mêmes raisons et dans les mêmes circonstances que les femmes.»
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Angelo Soares |
Mais le conférencier avait cependant une conclusion toute prête pour expliquer les différences quantitatives. «Les différences entre les larmes des femmes et celles des hommes au travail peuvent être expliquées par la socialisation et la surcharge émotive liée à la division sexuelle du travail émotif», soutient-il.
Les hommes sont socialisés pour ne pas pleurer alors que les femmes occupent en plus grand nombre des emplois exigeants sur le plan émotif et que la société accepte plus facilement leurs larmes. «Au 17e siècle, ajoute Angelo Soares, les hommes pouvaient pleurer en public», ce qui à ses yeux confirme l’effet de la socialisation.
Mais que faire des études montrant que l’expression émotive est déjà sexuellement différenciée dès les premiers mois de la vie? Et comment la socialisation peut-elle expliquer un phénomène transculturel? «Je ne suis pas essentialiste, répond le professeur, et le contexte prime sur l’inné.»
Daniel Baril