|
Le Dr Robert Dorion tient dans sa main le dispositif en acrylique qui lui a valu sa renommée. On voit l'empreinte des dents de l'agresseur sur la peau de la victime. |
Quelques fragments d’os carbonisés et trois molaires. C’est tout ce qu’on a récupéré d’un accident d’automobile survenu deux jours plus tôt sur une route du Québec. Ces maigres indices, déposés sur un plateau de carton au 12e étage du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale, rue Parthenais, suffiront à Robert Dorion pour identifier le corps.
Le Dr Dorion est un dentiste un peu spécial. En plus de sa pratique privée, trois jours par semaine, il se consacre depuis 30 ans à l’odontologie judiciaire et à l’enseignement de la dentisterie à l’Université de Montréal. «Chaque individu a ses particularités dentaires, explique-t-il. Quand on peut récupérer les radiographies de la victime et les comparer avec les fragments retrouvés sur les lieux d’un accident ou d’un meurtre, cela contribue à établir l’identité du cadavre. Dans les cas d’homicides, ce sont des renseignements précieux.»
Ses recherches lui ont valu le titre de Distinguished Fellow de l’American Academy of Forensic Sciences en 2002. Cette distinction s’ajoute au prix que lui remettait en 2000 le Federal Bureau of Investigation (FBI) pour «ses services exceptionnels dans le milieu public». Récemment, il était à Atlanta pour présenter ses plus récents travaux sur une lubie courante chez les meurtriers: mordre leur victime. La morsure laisse des traces, tant sur l’épiderme que dans les couches sous-cutanées, et ces traces constituent autant d’indices pour incriminer les suspects.
Au milieu des années 80, le Dr Dorion a mis au point une technique utilisée aujourd’hui partout dans le monde. Il s’agit d’un dispositif en acrylique qui permet de conserver le segment de peau de la victime où l’empreinte des dents apparaît, même après plusieurs années. En plaçant le moulage contre la lumière, on aperçoit distinctement les traces de dents. «Vous voyez la tâche rouge, ici? C’est une hémorragie, indique le spécialiste. La victime était donc en vie lorsque l’agresseur l’a mordue. Ce type d’information est important pour les enquêteurs.»
Tel le diamant
Les 2600 cas que le Dr Dorion a étudiés au cours de sa carrière (excluant ceux à l’étranger où il a donné son avis d’expert) font de lui l’un des grands spécialistes du continent. Il est le seul odontologiste judiciaire au Québec et l’un des quatre au Canada agréés par l’American Board of Forensic Odontology. On en compte une centaine en Amérique reconnus par cet organisme dont il est l’un des huit fondateurs.
Mondialisation oblige, le FBI, en collaboration avec la Gendarmerie royale, est à implanter une unité internationale de détection des crimes permettant aux enquêteurs de mettre en commun leurs données sur les personnes disparues.
L’identification par l’ADN, de plus en plus courante, ne menace en rien l’équipe d’odontologie judiciaire. «Il ne faut pas oublier que la pluie, la moisissure et la décomposition peuvent altérer l’ADN d’une victime, précise le dentiste. De plus, cette procédure coûte cher et demande au moins deux semaines. L’examen de la dentition peut prendre moins de deux heures.»
Presque aussi résistant que le diamant, l’émail de la dent humaine peut mettre des milliers d’années à se décomposer, comme en témoignent les restes des momies retrouvées dans les pyramides d’Égypte. De plus, la dentition est aussi fiable que les empreintes digitales pour l’identification. Peut-on identifier une victime si elle porte un dentier? Oui, allègue le Dr Dorion. «Les prothèses amovibles complètes ou partielles peuvent contenir des rugosités du palais. Ces fragments sont aussi distinctifs. Bien sûr, une personne complètement édentée ne peut pas être identifiée par ces éléments. Tout comme ceux qui n’ont pas de doigts ne laissent pas d’empreintes digitales! En revanche, la forme des sinus maxillaires et frontaux ainsi que celle de l’os de la mâchoire peuvent permettre une identification.»
Romans noirs
Dans Déjà Dead, le best-seller de l’anthropologue et écrivaine Kathy Reichs, Robert Dorion est devenu Marc Bergeron, collègue de l’héroïne Temperance Brennan. «Il avait plus en commun avec un personnage de Tim Burton qu’avec l’image classique d’un odontologiste judiciaire», écrit la romancière, qui travaille quotidiennement avec le Dr Dorion. «Moi aussi, j’ai bien des romans noirs à écrire», dit-il en rigolant. Et sur le meurtre parfait, il a sa petite idée. «Mais je ne vous la dirai pas!»
Au Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale, où les deux professionnels effectuent leurs analyses, quelques ossements reposent sur une grande table, au centre de la pièce. Là, le crâne d’un ex-membre des Hells Angels; ici, le tibia, le fémur et le crâne d’une femme dont l’identité est encore inconnue. Les ossements trouvés à Lachenaie? Oui, répond le spécialiste âgé d’une cinquantaine d’années et père de deux enfants. Inutile d’insister, il ne dira rien de plus sur ce cas.
Près de 1000 décès examinés par les coroners font l’objet annuellement d’expertises par les différentes ressources professionnelles du Laboratoire (autopsies, analyses toxicologiques, anthropologie judiciaire, odontologie judiciaire). Tous ne constituent pas des homicides. Mais en raison du contexte judiciaire dans lequel les 130 scientifiques du Laboratoire exercent leurs fonctions, ils n’ont pratiquement pas droit à l’erreur. «Celle-ci peut conduire à un déni de justice ou causer de graves préjudices à une personne accusée. C’est pourquoi, chacun de nous a fait sienne la maxime du fondateur de notre laboratoire, le Dr Wilfrid Derome: “N’avance rien que tu ne sois capable de prouver.”»
Dominique Nancy et Mathieu-Robert Sauvé
L'assassin était un chien
En 1997, Sharon Reynolds, sept ans, est retrouvée sans vie au sous-sol du domicile familial de Kingston, en Ontario. Son corps est couvert de plaies que le pathologiste responsable de l'autopsie attribue à des coups de couteau. La mère est accusée d'homicide et jetée en prison.
Six mois plus tard, le procureur de la défense de l'Ontario fait appel au Dr Dorion pour qu'il étudie cette affaire. À partir des photos de l'autopsie et du rapport du pathologiste, l'odontologiste judiciaire arrive à une conclusion radicalement différente: «La victime n'est pas décédée de coups de couteau mais de morsures de chien. Les empreintes étaient évidentes et la
présence d'un pit-bull dans la demeure des Reynolds était connue du pathologiste.»
Après quatre années de délai, la Couronne a finalement innocenté Mme Reynolds. Cette mère de trois autres enfants, dont elle a perdu la garde, vient d'intenter une poursuite contre le pathologiste, le corps policier et le procureur de la Couronne de Kingston.
Le Dr Dorion a connu bien des cas spectaculaires dans sa carrière. Il a notamment été appelé à la suite du drame de l'Ordre du temple solaire, au Québec, et a identifié le corps de Raoul Léger, un missionnaire canadien décédé de façon suspecte au Guatemala en 1981. Mais d'avoir élucidé le cas du pit-bull assassin est celui dont il est le plus fier.
D. N. et M.-R. S.