Édition du 11 février 2002 / Volume 36, numéro 20
 
  L’énigme des gauchers
L’étude du langage permet de dresser la carte de la latéralisation cérébrale des gauchers. À vous tordre les méninges!

Le lien entre le langage et la manualité est encore mal compris, affirme Tania Tremblay.

Dans toutes les cultures et au sein de toutes les ethnies du globe, de 85 à 90 % des gens utilisent spontanément la main droite pour effectuer des tâches comme l’écriture ou la préhension d’un objet. Tout serait simple si la population entière agissait de la sorte, mais les 10 à 15 % de gauchers causent des mots de tête aux chercheurs.

La latéralité droitière chez la plupart des gens est due au fait que l’hémisphère gauche, qui contrôle les fonctions motrices du côté droit, est normalement dominant, c’est-à-dire qu’il se développe plus rapidement lors de l’embryogenèse et présente par la suite une activité neuronale plus intense. D’où l’usage spontané de la main droite.

«L’existence de la gaucherie a longtemps été expliquée par le fait qu’on croyait que l’hémisphère dominant chez les gauchers était le droit, mais cette hypothèse est maintenant rejetée», affirme Tania Tremblay, étudiante au Département d’orthophonie et d’audiologie, qui consacre son doctorat à l’étude de la latéralisation chez les gauchers.

C’est à partir de l’analyse des fonctions du langage qu’une telle étude peut être effectuée puisque l’hémisphère dominant loge normalement le centre du langage, qui contrôle les fonctions phonologique, syntaxique et lexicale.

«Chez la majorité des gauchers, soit 70 % d’entre eux, le centre du langage se situe à gauche comme chez les droitiers, indique l’étudiante. Seulement 15 % des gauchers sont latéralisés à droite alors que chez les autres les fonctions traditionnelles du langage sont réparties dans les deux hémisphères. Par comparaison, moins de 1 % des droitiers sont latéralisés du côté droit.»

La fonction pragmatique du langage

Avec son directeur Yves Joannette, Tania Tremblay cherche à situer plus précisément l’emplacement d’une habileté langagière qui n’est pas localisée dans le centre du langage, soit la fonction pragmatique, qui se trouve, chez les droitiers, à droite plutôt qu’à gauche.

La fonction pragmatique désigne la capacité de comprendre le signifié du discours, par exemple le sens d’une métaphore ou d’une question comme «Avez-vous du feu?» «Lorsqu’un droitier est atteint d’une lésion à l’hémisphère droit, la fonction pragmatique est affectée et il est porté à interpréter une telle question à la lettre. Chez les gauchers, on ne sait pas où se trouve la fonction pragmatique.»

Plusieurs hypothèses sont possibles selon que les habiletés langagières traditionnelles du gaucher se trouvent à gauche, à droite ou dans les deux hémisphères. «Comprendre cette latéralisation permettra non seulement de mieux traiter les problèmes d’habileté pragmatique chez les gauchers mais aussi de saisir comment s’opère la récupération du langage chez les aphasiques», estime la chercheuse.

Pourquoi y a-t-il des gauchers?

L’existence même des gauchers demeure une énigme pour la science. Pourquoi ne sommes-nous pas simplement ambidextres ou tous droitiers?

«Le fait de retrouver la même proportion de droitiers dans toutes les cultures, y compris celles où l’écriture se fait de droite à gauche, élimine l’hypothèse culturelle, affirme Tania Tremblay. Les gauchers contrariés, à qui l’on a imposé l’usage de la main droite dans l’écriture, demeurent d’ailleurs des gauchers dans d’autres fonctions manuelles.»

En supposant l’existence d’un gène récessif de la gaucherie, les lois de la génétique mendélienne ne peuvent expliquer comment deux parents gauchers peuvent donner naissance à un enfant droitier, comme cela se voit parfois. «Il faut alors présumer l’existence d’un gène appelé right shift qui ferait passer la latéralisation à droite, mais cela n’a jamais été démontré», indique l’étudiante.

À son avis, l’hypothèse la plus plausible est celle de l’effet de la testostérone. «L’hémisphère gauche, dominant chez les droitiers, se développe en principe plus rapidement, rappelle-t-elle. Mais une surabondance de testostérone fœtale due à un stress à la naissance — par exemple lorsque la naissance est prématurée ou s’il y a un manque d’oxygène — peut avoir pour effet de ralentir le développement de cet hémisphère, ce qui entraînerait une autre architecture neuronale et une plus grande participation de l’hémisphère non dominant.»

Cette hypothèse est appuyée par des expériences faites sur des rats et qui ont montré que l’asymétrie corticale est modifiée si l’on injecte aux rongeurs de la testostérone à la naissance. L’hypothèse hormonale expliquerait également pourquoi les deux tiers des gauchers sont des hommes.

Si la contribution de l’hémisphère droit est plus grande chez les gauchers, cela pourrait aussi expliquer pourquoi on retrouve proportionnellement plus de mathématiciens et de musiciens gauchers, deux habiletés faisant appel aux fonctions de visualisation normalement situées dans l’hémisphère droit.

Daniel Baril



 
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