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Selon le professeur Hubert Van Gijseghem, le phénomène des agressions sexuelles sur les enfants n’est pas nouveau; il a tout simplement repris de la visibilité. |
Environ 4 % des pères seraient incestueux et au moins 10 % des hommes auraient, à un moment ou l’autre, des contacts sexuels avec des mineurs. «Ces chiffres, obtenus à partir de témoignages d’adultes relatant ce qu’ils ont vécu dans leur enfance, sont des minima», affirme Hubert Van Gijseghem, professeur à l’École de psychoéducation.
Comme ce n’est qu’à partir du milieu des années 70 que le problème de l’inceste et des agressions sexuelles sur les enfants ont été portés sur la place publique, on pourrait penser qu’il s’agit là d’un phénomène nouveau. Mais selon le professeur Van Gijseghem, il s’agit plutôt d’un fait qui a été occulté.
«Nous savons que ce n’est pas le phénomène qui a pris de l’ampleur mais sa visibilité, affirme-t-il après avoir parcouru les documents historiques sur le sujet. Tout indique que les enfants étaient beaucoup plus souvent utilisés comme partenaires sexuels au cours des 18e et 19e siècles, alors qu’économiquement ils étaient déjà considérés comme des producteurs. Les récits de ce qui se passait dans les cours européennes montrent aussi que l’inceste était vu comme une simple variante sexuelle.»
Un geste condamné au 19e siècle
Selon le professeur, une conscientisation importante s’est opérée au sein de la population et des milieux scientifiques et pénaux au cours du 19e siècle, du moins en France, berceau des sciences du comportement. Un ouvrage médicolégal rapporte qu’entre 1858 et 1869 pas moins de 9125 hommes ont été condamnés dans ce pays pour délits sexuels sur des enfants. Une autre source de statistiques pénales dénombre 36 176 causes du même genre entre 1827 et 1870. «Ceci montre que le phénomène était connu, que les scientifiques s’en préoccupaient et que la justice condamnait ces agressions», affirme le professeur.
À partir du début du 20e siècle, le problème semble disparaître subitement. «Dans les années 60 au Québec, seulement cinq cas par année étaient portés devant les tribunaux, alors qu’aux États-Unis on soutenait qu’il n’y avait pas plus de un père incestueux sur un million.»
Deux explications ont déjà été apportées par des chercheurs pour expliquer ce qui apparaît comme de l’autocensure de la part des milieux scientifiques et pénaux. La première met en cause l’influence de la théorie freudienne, qui relègue au rang de fantasmes les agressions sexuelles infantiles dont l’adulte croit se souvenir. La seconde repose sur le doute systématique dont les milieux pénaux ont commencé à faire preuve à l’égard des témoignages trop subjectifs des enfants.
Mais pour le professeur Van Gijseghem, ceci serait insuffisant pour expliquer le changement d’attitude, d’autant plus que le phénomène des fausses allégations de la part des enfants était bien connu au 19e siècle. Dans un article publié dans le dernier numéro de la Revue de psychoéducation et d’orientation, le chercheur y va de sa propre hypothèse, plutôt audacieuse: l’occultation des agressions sexuelles serait, en partie du moins, un effet de la politique familiale et nataliste de l’Église catholique.
Léon XIII et la Sainte Famille
Le professeur fonde son hypothèse sur la coïncidence observée entre la quasi-disparition des cas d’inceste et une série de textes ecclésiaux du début du 19e siècle qui présentent la famille patriarcale comme l’élément clé de la transmission de la foi.
Parmi ces textes, l’encyclique de Léon XIII, Rerum novarum, parue en 1891, présente l’homme comme le «prince de la famille» et le «chef de la femme», à qui les enfants doivent être soumis. Comme image familiale, le pape propose le modèle de la Sainte Famille, dont le pilier est le père, personnifié par Joseph.
«Avant cette époque, on ne se privait pas de démolir des familles en mettant les pères incestueux en prison. À partir de l’encyclique, on commence à fermer les yeux parce qu’il aurait été contre-productif de dénoncer une situation qui aurait conduit à détruire la famille, qu’on voulait sainte et inviolable. Le père est devenu un personnage irréprochable à l’image du pape, infaillible.»
Le professeur appuie également son propos sur le fait qu’on ne retrouve aucun texte ecclésial qui dénonce l’inceste entre un adulte et un enfant. «La seule dénonciation vise des liens incestueux entre des adultes unis par des liens familiaux», affirme-t-il, après avoir fait vérifier la chose par des ecclésiastiques.
Les témoignages qu’il a lui-même récoltés au cours de ses 30 000 heures de consultation thérapeutique constitueraient en outre une «évidence clinique» du rôle du clergé dans l’étouffement de ce type de scandale familial.
Hubert Van Gijseghem insiste par ailleurs pour souligner que le but de la politique familiale de l’Église catholique n’était pas de tolérer l’inceste. «Léon XIII a voulu responsabiliser le père dans son rôle de soutien de famille. Mais cette sacralisation du patriarcat a eu des effets pervers.»
Et ce n’est que dans les années 70, après que l’Église eut perdu de son prestige et de son pouvoir, que les féministes ont commencé à dénoncer les agressions sexuelles sur les enfants en même temps que la violence dont les femmes étaient victimes.
Daniel Baril