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Linda Ainouche a été accueillie par les gourous jaïns, qui ont vu en elle une messagère pouvant faire connaître le jaïnisme à l’Occident. |
N’approche pas qui veut un gourou jaïn, surtout lorsqu’on est une femme occidentale. Linda Ainouche, étudiante au doctorat au Département de sociologie, a su allier patience, discrétion et détermination pour pénétrer dans cet univers réservé aux initiés.
Tous les jours pendant une semaine, elle est allée s’asseoir parmi les disciples de cette religion du renoncement dans un temple de Bombay. «Au bout de sept jours, quelqu’un m’a demandé ce que je faisais là, relate-t-elle. J’ai dit que je voulais rencontrer les gourous, mais on m’a répondu que je n’en avais pas le droit.»
Résolue à relever le défi d’une telle rencontre, Linda Ainouche réplique à son interlocuteur qu’il est de son devoir d’aller aviser les gourous. Intrigués par l’intérêt qu’elle leur porte et voyant en elle une messagère pouvant faire connaître le jaïnisme à l’Occident, les ascètes du temple acceptent de la recevoir. Elle va les suivre pendant un an.
Non-nuisance
Le jaïnisme, fondé il y a 2500 ans par un contemporain du Bouddha en réaction au dogmatisme des brahmanes, est une des religions les plus rigoristes de l’Inde. Elle n’est plus pratiquée aujourd’hui que par cinq millions d’Indiens (0,5 % de la population), mais ses adeptes exercent une forte influence sur la société, la culture, l’architecture et l’économie. C’est de cette religion que s’est inspiré Gandhi pour appliquer le principe de la non-violence à la politique.
«Les jaïns appliquent la doctrine de la non-nuisance de façon la plus absolue possible, explique l’étudiante. Ils sont végétariens stricts, allant jusqu’à proscrire tout ce qui pousse dans le sol et parfois les produits laitiers. Les gourous et les religieuses pratiquent l’ascèse et font des jeûnes fréquents, et les laïcs sont invités à faire de même au terme de leur vie.»
Au nom de la non-nuisance, les religieux portent toujours sur eux ce petit balai qui les caractérise et qui sert à nettoyer le sol avant de s’asseoir afin d’enlever toute poussière ou tout insecte. Certains poussent le principe jusqu’à cesser de se laver. En présence des gourous, les laïcs mettent parfois un mouchoir sur la bouche pour éviter de transmettre des microbes.
En dépit du renoncement, plusieurs jaïns occupent des professions libérales, font du commerce et des affaires, certains étant même diamantaires. «Il n’y a pas de contradiction pour eux entre ces activités et leur mode de vie puisqu’ils donnent leur argent à la communauté et au temple», souligne Mme Ainouche.
Don et réciprocité
La sociologue s’est intéressée à ce groupe religieux afin d’étudier les rapports sociaux de réciprocité. Hébergée tantôt chez des laïcs, tantôt chez des religieuses, elle a partagé leur style de vie et les a accompagnés dans leurs pèlerinages, qui durent parfois plusieurs semaines.
«Je n’avais aucune attente spirituelle et je leur ai dit dès le départ que j’étais là pour les observer, précise-t-elle. Toute la communauté s’est intéressée à ce que je faisais, voulait voir mes photos, lire mes conférences. Pour eux, j’étais celle qui avait renoncé à son pays, à son père et à un mari pour vivre à leur façon.»
Son intérêt sociologique était d’analyser les rapports sociaux sous l’angle de la théorie du don, notamment à la lumière des travaux de Marcel Mauss. Selon le sociologue du «fait social total», la réciprocité est au cœur des relations sociales, qui se structurent autour de trois obligations: donner, recevoir et rendre.
«Les jaïns ont une société hiérarchisée et des rapports de réciprocité particuliers. Les laïcs donnent aux moines et aux gourous qui, en retour, leur livrent leur enseignement afin de maintenir le jaïnisme. Dans l’optique des religieux, les gourous ont des besoins mais ne dépendent de personne. Mais selon les laïcs, les gourous n’ont aucun besoin et dépendent de tout le monde.»
Les gourous considèrent qu’il est normal que les laïcs leur fassent des dons puisqu’ils sont la «perfection suprême». Plus le laïc donne, plus il «purifie son karma».
«Mais il existe une différence entre la représentation et la pratique, a observé la sociologue. Dans l’imaginaire du laïc, un gourou peut ne pas avoir besoin de manger, mais il lui donne quand même de la nourriture. Le don est censé être un renoncement, mais celui qui donne est bien vu socialement; il en tire un avantage et une gratification.»
Et le renoncement est toujours relatif. On part en pèlerinage avec des valises pleines de nourriture, mais sans vêtements. Et l’on n’oublie pas le téléphone portable en cas de besoin.
«Les jaïns prêchent le non-attachement, mais, comme tous les êtres humains, ils s’attachent et ceci est vrai de part et d’autre. Si un jour je n’allais pas au temple, les gourous me demandaient pourquoi je n’étais pas venue.» L’étudiante avait même établi avec eux un code de communication discret parce que certains laïcs pouvaient envier la complicité qui s’était installée et qui était à la limite de leurs conventions sociales.
En remerciement du service qu’elle allait rendre au jaïnisme par son étude, elle se faisait offrir quotidiennement de la nourriture, qu’elle redistribuait aux gens dans la rue. «Certains jours, ils étaient huit à m’apporter le petit-déjeuner. Le don et l’hospitalité peuvent parfois devenir étouffants!»
Même après son retour en France, on a continué de lui envoyer de la nourriture pour s’assurer qu’elle demeure végétarienne.
À Montréal depuis la fin janvier, Linda Ainouche amorce l’analyse de ses données d’observation sous la codirection de Luc Racine, du Département de sociologie, et de Raymond Jamous, du Laboratoire d’anthropologie sociale et de sociologie comparative de l’Université de Paris-X. Une analyse que les jaïns attendent sans doute avec impatience.
Daniel Baril