Connu pour sa remise en question du modèle déterministe qui a cours actuellement en génétique, le biologiste français Jean-Jacques Kupiec était de passage à l’École Polytechnique, le 4 avril dernier, où il a présenté son modèle de la sélection cellulaire à l’occasion de la conférence Augustin-Frigon.
Ingénieur de recherche à l’institut Cochin de génétique moléculaire de Paris, Jean-Jacques Kupiec rejette la théorie génétique élaborée dans les années 70 et qui est fondée sur la notion de stéréospécificité des molécules. Selon ce modèle, l’assemblage des molécules pour donner des cellules, puis des tissus et des organes se fait à la manière de l’emboîtement des pièces d’un casse-tête: les molécules se reconnaîtraient grâce à leur spécificité et il n’y a pas de hasard dans l’assemblage. La même règle vaut pour les combinaisons subséquentes jusqu’à la constitution d’un organisme complet.
Selon Jean-Jacques Kupiec, coauteur avec Pierre Sonigo de Ni Dieu ni gène, ce modèle est réductionniste et ne correspond pas à ce qui est observé. «Les molécules ne sont pas spécifiques à des organes précis, souligne-t-il. Elles sont ubiquitaires et peuvent donner lieu à plusieurs combinaisons possibles, ce qui permet une diversité de structures à partir des mêmes molécules. Cette diversité n’est pas un problème, mais un avantage.»
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«L’assemblage moléculaire n’est pas le résultat d’un ordre génétiquement déterminé, mais le résultat du hasard et de la sélection», a expliqué Jean-Jacques Kupiec, conférencier de la 39e conférence Augustin-Frigon. |
Le biologiste introduit dans le modèle biologique les notions de hasard et de sélection: l’assemblage des molécules se ferait de façon aléatoire et un principe de sélection serait à l’œuvre pour retenir les assemblages viables. Les assemblages gagnants sont en fait ceux qui réussissent mieux que d’autres à trouver les nutriments pour survivre et continuer leur développement. La structuration est donc le résultat d’une compétition pour les ressources plutôt que le produit d’un modèle prédéterminé. Ces assemblages supposent tout de même une affinité entre les molécules, mais pas de spécificité.
«Dans le modèle déterministe, les cellules sont stables et ont besoin d’une cause externe pour se différencier, explique M. Kupiec. Dans le modèle hasard-sélection, les cellules sont instables et ont besoin d’un facteur externe non pas pour se différencier mais pour se stabiliser. Cette stabilisation est assurée par l’interaction des cellules entre elles.»
Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo font donc intervenir le principe darwinien de la sélection naturelle sur le plan des agencements moléculaires et de la différenciation cellulaire plutôt qu’au seul stade des organismes achevés. Et les mutations aléatoires qui assurent la diversité biologique ne surviendraient pas uniquement à l’échelle des gènes mais tout au long du processus de structuration de l’organisme.
Pour en finir avec Aristote
Aux yeux de Jean-Jacques Kupiec, le modèle biologique déterministe serait tout droit hérité de la philosophie dualiste d’Aristote. Pour Aristote, chaque chose ou chaque être est défini par l’addition des différences spécifiques du genre qui le précède sur les paliers de l’évolution. Un être humain, par exemple, est défini par la spécificité du genre homme, qui lui est défini par la spécificité du genre animal et ainsi de suite jusqu’à la notion de substance, qui est le moule métaphysique ayant déterminé la forme définitive de cet être.
«Dans le modèle réductionniste, chaque niveau de développement est produit par l’intégration des interactions particulières du niveau précédent, souligne le chercheur. Cet assemblage prédéterminé serait le résultat de l’information contenue dans le génome. Dans cette vision des choses, le programme génétique contient donc les plans de l’organisme et joue le même rôle que la forme immanente du modèle d’Aristote; il contiendrait une information a priori qui agit comme un principe causal de l’ordre qui s’ensuit.»
Ceci fait dire à Jean-Jacques Kupiec que le modèle réductionniste est la version moderne de la philosophie d’Aristote: les deux font surgir l’ordre à partir d’un modèle d’ordre préexistant. Il lui apparaît plus exact de faire surgir l’ordre de l’effet combiné du hasard et de la sélection. Cette perspective serait plus conforme aux principes de l’évolution et même à ce qui est observé en physique, où l’ordre procède du désordre.
L’organisme est ainsi le résultat d’un équilibre entre des cellules qui réagissent sans cesse aux effets de l’environnement moléculaire et non le résultat d’un ordre inscrit dans les gènes. Le modèle de Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo ne nie toutefois pas que le génome est porteur d’une information déterministe — sans quoi il n’y aurait pas d’hérédité —, mais limite plutôt le rôle exclusif qu’on lui attribue dans la structuration cellulaire.
Daniel Baril