Édition du 11 novembre 2002 / volume 37, numéro 11
 
  La Renaissance, creuset de la littérature féminine en France
Les femmes ont commencé à faire leur marque après l’invention de l’imprimerie.

 

Jean-Philippe Beaulieu

«Dans le champ des langues modernes qui ont succédé au latin, la Renaissance a été le creuset de l’écriture des femmes, déclare Jean-Philippe Beaulieu, professeur au Département d’études françaises. M. Beaulieu est chercheur principal au Groupe d’analyse et de recherche sur l’écriture des femmes au XVIe siècle (GARSE XVI), créé en 1996.

Ironiquement, Le Petit Robert signale que l’homonyme «garce» a été, jusqu’au début du 16e siècle, le féminin de «gars». Au fil des âges, le mot a pris une teinte nettement péjorative.

Dans un premier temps, le GARSE XVI a amorcé ses travaux par le recensement bibliographique des textes français attribués aux figures féminines de la Renaissance. La deuxième partie de la recherche visait l’édition de certains de ces textes. Dans le troisième et dernier volet du projet, subventionné par le Fonds d’aide aux chercheurs (Fond FCAR), l’équipe de travail se concentre sur l’analyse rhétorique des imprimés français féminins du 16e siècle.

M. Beaulieu travaille en collaboration avec William Kemp, professeur au Cégep du Vieux-Montréal, Diane Desrosiers-Bonin, professeure à l’Université McGill, et Claude La Charité, professeur invité à l’Université du Québec à Rimouski.

Jean-Philippe Beaulieu ne nie pas que la gent féminine ait pu écrire avant la Renaissance, mais il observe que les textes étaient essentiellement anonymes. «C’est à la fin du Moyen Âge et au 16e siècle qu’on trouve le plus de textes signés. C’est une période privilégiée, reconnue comme l’éclosion d’une activité dite publique pour les femmes. Son développement est considérable et s’accroît à mesure que les années passent.»

Le chercheur est d’avis que l’Université de Montréal est particulièrement bien placée pour mener ce type de recherche. «En Amérique du Nord, nous nous situons à une jonction, entre les travaux européens et ceux des universitaires américains, là où le féminisme a exercé beaucoup d’influence.»

Figures de l’époque

Parmi les femmes sur lesquelles se penche l’équipe de recherche, Jean-Philippe Beaulieu mentionne l’auteure Hélisenne de Crenne (1538-1541), dont c’était le nom de plume. Elle a écrit Les angoisses douloureuses qui procèdent d’amour, qui ont été publiées pour la première fois en 1538 et qui ont connu sept rééditions. «Son œuvre est variée pour les genres qu’elle pratique; elle met bien en scène les problèmes d’accès à l’écriture.»

Marie d’Ennetières, une des premières à avoir rédigé une épître, était de religion protestante. Participante du mouvement religieux à Genève, elle a publié à la fin des années 1530.

«Fille d’alliance» de l’écrivain et moraliste Montaigne, Marie de Gournay (1594-1641) a pour sa part rédigé des ouvrages ambitieux, tels des discours de raison et des traités.

Marie de Romieu, dont le professeur Claude La Charité est un spécialiste, se situe plutôt dans la deuxième moitié du 16e siècle, comme le tandem mère-fille Madeleine et Catherine Des Roches, et Gabrielle de Coignard. Le genre de cette dernière se classe cependant un peu en marge, étant plutôt lié à la poésie religieuse.

La généricité

Le projet de recherche s’attache tant aux genres privilégiés par les femmes écrivaines — la lettre, l’épître, etc. — qu’à leurs procédés d’écriture. C’est ce que le chercheur appelle la «généricité», soit la façon dont s’affirment le caractère féminin et les instances narratives du texte. M. Beaulieu parle également de réflexivité: «Nous regardons comment les figures du passé sont utilisées et à quelle fin. Sont-elles employées comme modèles et contre-modèles? Nos recherches démontrent qu’il y a des pratiques différentes, une manière de s’approprier des outils déjà existants.»

Il cite notamment le récit exemplaire, une narration qui comporte une visée didactique. «C’est l’objectif qui compte, le mode de présentation du genre, la façon dont le personnage ou la narratrice se présente. À la limite, la parabole est un minirécit exemplaire.»

Appartenance sociale et contraintes ambiantes

Les femmes de lettres de l’époque provenaient des milieux de la noblesse, de la bourgeoisie ou du fonctionnariat. «Elles sont issues de familles qui ont des moyens financiers leur permettant de se doter d’un minimum d’instruction», relève le professeur.

Parallèlement, il est clair que le contexte de l’époque contribue au genre exploité à la Renaissance. L’Église et les autorités de l’époque s’inspirent du droit romain pour qualifier la femme, taxée d’incapacité sur le plan juridique. «C’est une forme de recul, nuancée par l’humanisme qui a valorisé la famille et le rôle maternel. On le faisait pour le bien de la femme à ce moment-là.»

Ainsi, les femmes sont confinées dans leur rôle d’épouse et de mère. «La notion de contrainte est inhérente à la condition de femme de lettres. L’accès à la parole publique n’était pas facile. Usant de modestie, les femmes diront, par exemple, «moi, pauvre femme, qui ose prendre la plume». Elles sentent le besoin d’énoncer les raisons pour lesquelles elles entreprennent d’écrire, ce que les hommes ne feraient pas. La différence tient à leur appartenance au sexe féminin alors que les hommes le lient à d’autres facteurs.»

Jean-Philippe Beaulieu rappelle qu’à la Renaissance on compte peu d’écrivains, hommes ou femmes, qui vivent de leur plume.

Les femmes pouvaient-elles sortir des sentiers battus compte tenu du contexte de l’époque? «Il était difficile de le faire, mais je dirais que certaines ont laissé leur marque dans l’évolution de certaines formes littéraires. Ainsi Hélisenne de Crenne a été la première à publier en français des épîtres en prose plutôt qu’en vers.»

Ces femmes étaient courageuses, fait valoir M. Beaulieu. La recherche veut revaloriser leur rôle. «Il y a eu une telle animosité envers les femmes de cette époque! Des torts leur ont été infligés par les jugements qu’on a portés contre elles. Je crois qu’il faut être sensible aux enjeux et à la spécificité de ces textes. Nous ne voulons pas les rejeter du revers de la main et formuler un jugement lapidaire. Si nous voulons constituer une véritable histoire littéraire, il faut relire ces œuvres.»

Marie-Josée Boucher
Collaboration spéciale



 
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