Édition du 11 novembre 2002 / volume 37, numéro 11
 
  Courrier
Forum boude-t-il les lettres et les sciences humaines?

 
Forum boude-t-il les lettres et les sciences humaines?

Dans un article publié dans le dernier numéro de L’Autre Forum (vol. 7, no 1), j’ai écrit que Forum ne publie pas de lettres aux éditeurs. La politique éditoriale du journal indique clairement que les lettres de ce genre sont les bienvenues et je m’excuse si j’ai donné une fausse représentation du journal. Voici donc une partie de la lettre imaginaire aux éditeurs du journal Forum qui a été publiée dans L’Autre Forum.

À lire votre journal, on dirait que les sciences humaines et les lettres sont mortes.

Je ne suis pas le seul à avoir remarqué la quantité de publicité dans votre journal, que cela soit explicite («Bravo General Motors d’avoir pensé à l’avenir de nos étudiants en offrant une carte de crédit», 22 avril 2002) ou plus subtil («Le don de Jean Coutu: le plus généreux d’un particulier à une université francophone», 21 janvier 2002). En fait, ce n’est pas subtil du tout de consacrer une page entière d’un journal universitaire à la publicité. Tout cela est bien trop évident et, malgré mon côté romantique, je ne ferai pas une critique «falardesque» contre la publicité. Ce qui est vraiment inquiétant à mon avis, c’est le «contenu» du journal.

Non seulement il y a un déséquilibre flagrant entre le nombre de textes portant sur les sciences «pures» et les autres (soi-disant «impures»?), mais on a fort l’impression que le journal s’intéresse principalement à des activités qui sont génératrices d’argent. Donc, au lieu de suggérer une tension ou un paradoxe, l’intertextualité entre la recherche et la publicité constitue un espace médiatique qui normalise cette contradiction: des publicités à saveur scientifique et de la science publicitaire. Drôlement cohérent.

Pour ne pas tomber dans le piège de la «ghettoïsation» disciplinaire, et aussi parce que je crois que les chiffres sont porteurs de sens, je me suis permis de faire quelques calculs. Dans une analyse peu scientifique (surtout parce qu’il me manquait 2 ou 3 numéros), j’ai compté le nombre d’articles au sujet des recherches menées par les étudiants et les professeurs de l’Université. Entre le mois de janvier et le mois de juin de l’année 2002, Forum a publié approximativement 10 pages d’articles sur des recherches en lettres et sciences humaines. Pendant la même période, on retrouve 16 pages sur des recherches en sciences sociales et 22 pages pour la Faculté de médecine à elle seule. Si l’on rajoute à ces dernières la catégorie «sciences» de la FAS (8 pages), cela fait un total de 30, soit trois fois l’espace consacré aux recherches en lettres et sciences humaines. Même quand il s’agit des articles venant des disciplines autres que les «sciences pures», il y a un bon nombre d’articles sur les sciences ou la technologie: deux articles sur l’archéologie (anthropologie), un sur Internet (communications), un sur les représentations des scientifiques (communications) et un autre sur les premières caméras (études cinématographiques). Dans le domaine de la musique, il y a un seul article, soit un rapport sur des recherches en neuropsychologie au sujet d’une condition génétique caractérisée par le manque de musicalité (voir aussi le numéro du 3 septembre 2002, page 7). En lisant votre journal, on se demande: «Où sont les professeurs en sciences humaines, sciences sociales et lettres?» Stéphanie Barker, étudiante au Département de communication, a posé la même question dans son étude fascinante sur le journal Les Débrouillards (25 mars 2002), destiné à la jeunesse. Elle démontre que l’image du professeur titulaire d’un doctorat est quasiment inexistante dans les pages du journal populaire, un peu comme l’homme de lettres dans Forum.

Vous allez certainement dire que les départements de «sciences pures» réunissent un plus grand nombre de personnes, si l’on tient compte des chercheurs, des techniciens et des cliniciens attachés à leurs activités. Peut-être. Vous allez dire aussi que les chercheurs en «sciences pures» font entrer plus d’argent à l’Université. Peut-être, mais cet argument ignore qu’une bonne partie de ces budgets de recherche est destinée aux équipements de laboratoire et au matériel informatique. Mais attendez: est-ce que l’argent est un critère acceptable pour juger de l’intérêt d’un travail intellectuel? Vous allez dire (ou vous allez le penser au moins) que les projets de recherche en «sciences pures» s’adressent aux «vrais» problèmes de la société. C’est ce dernier argument qui vraiment me hérisse. Comme si l’on pouvait séparer le sida d’une culture de pauvreté. Comme si les recherches génétiques étaient concevables en dehors de la philosophie morale. Comme si la littérature ou la musique posaient «simplement» des questions esthétiques.

Quelle est finalement la culture intellectuelle que nous cherchons à promouvoir? Une culture qui utilise les critères de technicité et de fiscalité pour prouver que tous les êtres humains sont pareils, avec la même biologie et donc les mêmes possibilités? À mon avis, une vraie culture intellectuelle devrait créer les conditions qui encouragent l’interdisciplinarité par des questions brûlantes et des approches comparatives. Cette culture serait consciente du fait que la division disciplinaire des sciences est une invention assez récente et que de privilégier une branche scientifique ne fait que renforcer l’idée que certaines connaissances sont plus valables que d’autres. Ou vous prenez des décisions avec des critères de relations publiques (et donc pas journalistiques), ou vous n’êtes pas conscients du déséquilibre que j’essaie d’exposer, et ma lettre risque de tomber dans l’oreille d’un sourd. Je ne sais pas laquelle de ces explications est plus triste, mais les deux nous rappellent que nous habitons un univers où il y a de moins en moins de sensibilité aux enjeux politiques et éthiques du sponsoring.

Bob White
Professeur au Département d’anthropologie



 
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