Édition du 18 novembre 2002 / volume 37, numéro 12
 
  Le silence des agneaux
L’incapacité de l’animal à communiquer sa souffrance nous aurait conduit à abuser de lui.

 

«La dialectique entre le silence et le langage est essentielle au comportement éthique, affirme Dominic Desroches. Et le bavardage ruine le langage.» 

Pourquoi a-t-on un questionnement éthique à l’égard de l’animal? C’est la question existentielle que soumettait Dominic Desroches aux membres du Groupe de discussion en bioéthique le 30 octobre dernier. Ce groupe qu’il a lui-même fondé au début du trimestre et qui organise des rencontres bimensuelles veut joindre à la fois les étudiants des programmes multidisciplinaires en bioéthique et tous ceux qui s’intéressent au questionnement éthique.

En guise de réponse à sa question, Dominic Desroches a soutenu que c’est d’abord notre sensibilité à la souffrance qui nous porte à nous préoccuper de la «condition animale». «Si l’animal ne souffrait pas, il n’y aurait pas de problème éthique et nous ne nous poserions pas de questions», affirme-t-il.

Et si historiquement nous nous sommes peu souciés de la souffrance animale, c’est probablement parce que l’animal ne parle pas: «Son silence nous permet de le dominer, d’en abuser sans qu’il se défende.» Candidat au doctorat en philosophie, M. Desroches a étayé son propos en faisant un survol des positions avancées par les grands philosophes sur cette question.

D’Aristote à Tom Regan

Chez Aristote, a fait ressortir le conférencier, l’homme est considéré comme un animal raisonnable et social doté d’une âme intelligente qui lui procure l’habileté du langage. L’animal par contre n’a qu’une âme sensitive, ce qui fait qu’il ne peut parler. Quatre cents ans plus tard, Plutarque, qui reconnaissait une forme d’intelligence et de raison aux animaux, se questionnait sur la façon dont les animaux pouvaient ressentir la douleur physique et morale que leur inflige l’être humain. Ce questionnement préfigurait déjà, selon Dominic Desroches, le questionnement éthique d’aujourd’hui.

Avec l’anthropocentrisme chrétien, l’homme occidental en est venu à se voir séparé de la nature et supérieur aux animaux, ce qui bloqua toute éthique des animaux. Au 17e siècle, Descartes soutenait que l’intelligence et les émotions de l’être humain lui viennent de son âme. Considéré comme dénué d’âme, l’animal était perçu tel un objet mécanique. Le plus célèbre des disciples de Descartes, Nicolas Malebranche, soutenait même que les animaux ne souffraient pas. On raconte qu’après qu’il eut donné un coup de pied à un chien, Malebranche dit à celui qui l’accompagnait: «Ne savez-vous pas que les animaux ne sentent pas?»

Puis arrive Darwin, qui bouleverse tout. Le rapport avec l’animal est alors inversé: l’homme ne le domine plus dans l’ordre de la nature, mais descend plutôt de lui.

Il a toutefois fallu attendre encore 125 ans, soit la fin des années 70, pour qu’apparaisse un véritable questionnement éthique à l’égard des animaux. Selon Dominic Desroches, un des moments clés de ce questionnement fut la publication, en 1977, du livre Animal Liberation, du philosophe-vedette australien Peter Singer. «Provocant, bien que nuancé, ce livre a lancé le débat sur les droits des animaux dans le milieu universitaire», souligne l’étudiant.

Le thème a été repris de façon plus radicale au début des années 80 par le philosophe américain Tom Regan, qui a inspiré les activistes du mouvement de libération des animaux. Les revendications sociales des minorités et des groupes discriminés ont également créé un terrain favorable aux revendications pour les droits des animaux considérés, à juste titre, comme des «sans-voix».

Dans la période moderne, si l’on a refusé jusqu’à tout récemment de voir la souffrance animale, ce n’est donc plus parce qu’on la nie, mais, selon Dominic Desroches, «parce qu’elle nous dérange, le fossé entre l’homme et l’animal se rétrécissant constamment».

Silence et bavardage

Si le «silence» des animaux — ou plus exactement leur absence de langage articulé — crée une distance entre eux et nous, tous les philosophes n’y ont pas vu un signe de supériorité de notre part. Kierkegaard, sur qui porte la thèse de Dominic Desroches, affirmait plutôt que le langage, dans sa forme non contrôlée qu’est le bavardage, infériorise l’homme par rapport à l’animal.

«Dans la perspective de Kierkegaard, l’animal ne trahit pas sa nature en gardant le silence alors que l’homme, en bavardant, ne respecte pas le silence nécessaire au langage, explique l’étudiant. Le bavardage ruine le langage en voilant le silence et en abusant des mots. Il trahit l’éthique du bien agir: si l’on sait se taire, on sait mieux parler et l’on se comporte mieux puisqu’on mettra en pratique ce qu’on dit.»

En d’autres termes, mieux vaut tourner sa langue sept fois avant de parler. Pour M. Desroches, qui est le premier à présenter Kierkegaard comme un penseur du langage, cette dialectique entre le silence et le langage est donc essentielle au comportement éthique. Sans le silence des agneaux, l’homme ne serait que girouette. Le silence volontaire, plutôt que langage, serait ainsi la véritable caractéristique de la nature humaine. Et c’est ainsi que l’homme rejoint ses cousins éloignés dont il se prétendait si différent.

Daniel Baril




 
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