Édition du 9 décembre 2002 / volume 37, numéro 15
 
  Au Québec, on vote avec sa langue!
Selon Pierre Serré, les non-francophones sont surreprésentés par le mode de scrutin actuel.

 

Pierre Serré livre une analyse du vote des non-francophones du Québec qui a nécessité près de 15 ans de travail. 

Si Jacques Parizeau avait évoqué le «vote non francophone» plutôt que le «vote ethnique» pour expliquer l’échec référendaire le 30 octobre 1995, le politologue Pierre Serré n’aurait rien eu à redire. «Il n’y a qu’un clivage politique au Québec, il est linguistique», estime le chercheur qui vient de publier sa thèse de doctorat chez VLB, Deux poids, deux mesures.

En d’autres termes, les Québécois votent avec leur langue. Et depuis 30 ans, la minorité non francophone a fait la pluie et le beau temps à l’Assemblée nationale. Sans une réforme du système électoral basée sur le mode de scrutin proportionnel, cet effet va s’accentuer encore, menaçant même la survie du Parti québécois, prévoit l’ex-étudiant, aujourd’hui chercheur au ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration. «Le clivage linguistique s’accentue, lance-t-il. Et cette accentuation éteint non seulement le mouvement souverainiste mais aussi la volonté d’affirmation nationale.»

Des trois groupes linguistiques présents au Québec (francophones, anglophones et allophones), seuls les membres du premier changent d’allégeance d’une élection à l’autre lorsqu’ils sont appelés aux urnes. Sur le plan provincial, de 1970 à 1998, anglophones et allophones ont appuyé dans une écrasante majorité (quelque 95 %) le Parti libéral. Sans réserve. Peu importe son chef, son programme, son bilan.

Ce «vote bloc» n’est absolument pas répréhensible, souligne M. Serré. Tant en entrevue que dans les premiers chapitres de son livre, il insiste pour dire qu’en démocratie chacun est libre de voter comme il l’entend. Le problème, c’est que le mode de scrutin par circonscription donne à cette minorité comptant à peine pour 15 % de l’électorat un poids politique démesuré. Lors des victoires libérales de 1970, 1973, 1985 et 1989 par exemple, les non-francophones ont fait élire 75 % des ministres et 67 % des députés libéraux. Quand le Parti libéral a perdu ses élections en 1976, 1981, 1994 et 1998, plus de 88 % des députés de l’opposition lui devaient leur siège.

Les seuils linguistiques

Pierre Serré, qui a travaillé pendant plus de 15 ans sur l’analyse du vote au Québec, tant au cours de ses études en sciences politiques qu’à titre de chercheur indépendant (plusieurs de ses articles circulent parmi les députés et ministres du Parti québécois), a constaté un principe qui égratigne l’institution parlementaire: le seuil linguistique. Dès qu’une circonscription compte plus qu’un certain taux de non-francophones, elle est perdue d’avance pour le parti souverainiste. «Les francophones sont habituellement fortement divisés. Lorsqu’ils favorisent le PQ, la majorité qu’ils parviennent à dégager en faveur de ce parti reste modeste. À cause de ces divisions, le vote bloc des non-francophones assure automatiquement l’élection de tous les candidats libéraux dès que la proportion de francophones dans l’électorat est insuffisante.»

 
À Montréal, le chiffre magique est de 79 % et, à l’extérieur de la métropole, de 90 %. Si votre circonscription n’atteint pas ces proportions de francophones, les dés sont jetés d’avance: votre député sera libéral.

Cette hypothèse se base sur l’analyse des 30 dernières années, dans un système à prédominance bipartite. L’Action démocratique changera-t-elle les données? Seulement si ce parti accueille dans ses rangs un taux significatif de non-francophones. Il est encore trop tôt pour prévoir cet impact. Toutefois, Pierre Serré affirme que, si le Parti québécois n’arrive plus premier chez les francophones sur le plan national, il va être pour ainsi dire «rayé de la carte». «Il faudra rebâtir ce parti par des assemblées de cuisine, comme on a dû le faire après la crise politique des années 70.»

Qu’est-ce qu’un non-francophone?

À la surprise de tous, Pierre Serré avait affirmé en 1995 que les immigrants francisés avaient des comportements politiques très semblables à ceux des Québécois francophones «de souche». «Environ le quart des immigrants francisés sont suffisamment à l’aise avec le projet souverainiste pour voter oui au référendum, commente-t-il. Ils peuvent changer d’allégeance d’une élection à l’autre et ont donc une attitude comparable à celle des autres francophones. C’est une tendance qui se confirme après une ou deux générations.»

Quand 25 % des immigrants votent oui, on ne peut pas dire que ce sont les votes ethniques qui ont causé l’échec référendaire. Or, qu’est-ce qu’un «ethnique»? Lorsqu’on regarde le comédien Normand Brathwaite animer un gala, note Pierre Serré, les téléspectateurs ne se disent pas: «Tiens! Voici un immigrant antillais.» Ils voient un Québécois.

Là où le PQ a failli à sa tâche, prétend Pierre Serré, c’est en n’insistant pas suffisamment sur la francisation des non-francophones, tant dans les milieux de travail que dans les écoles et les lieux publics. Selon lui, un meilleur bilan au chapitre de la francisation aurait eu des effets certains sur les intentions de vote.

Pas n’importe quelle proportionnelle

Pour le chroniqueur du Devoir Michel Venne, lui-même à la recherche d’un nouveau modèle québécois, l’étude de Pierre Serré nous fait réaliser que le système actuel «accorde aux électeurs non francophones un poids politique plus important que leur poids démographique. Cela a entre autres pour conséquence de donner au “fédéralisme radical” une légitimité dans le discours public plus grande que ce que devrait lui conférer son enracinement dans la réalité québécoise.»

Un mode proportionnel de répartition des votes serait souhaitable pour redonner du pouvoir à la majorité francophone. L’idée paraît étrange, car cette solution émane aussi des libéraux, qui estiment s’être fait voler deux élections. En 1995 et 1998, en effet, le Parti québécois a été élu même s’il a récolté moins de voix que le Parti libéral. C’est que la proportionnelle ne serait pas la même pour Pierre Serré que pour les libéraux. Le chercheur estime qu’il faudrait renoncer aux bonnes vieilles circonscriptions électorales et opter plutôt pour une liste de candidats par région, par exemple les régions administratives du Québec. Dans les urnes, à Montréal, les électeurs auraient devant eux des listes de 20 ou 30 noms de tel ou tel parti. Le travail d’équipe serait alors plus valorisé au détriment des batailles d’individus. De tels modèles existent au Danemark, en Suède et en Norvège. «Nul système n’est parfait, mais le mode proportionnel me semble une piste intéressante à suivre», dit l’auteur de Deux poids, deux mesures.

Comment introduire une telle modification de nos mœurs politiques? Apparemment, l’idée fait son chemin, portée notamment par Jean-Pierre Charbonneau, ministre de la Réforme des institutions démocratiques. Mais son parti aura-t-il le courage de lui emboîter le pas?

Mathieu-Robert Sauvé

Pierre Serré, Deux poids, deux mesures, Montréal, VLB éditeur, 2002, 270 p., 24,95 $.





 
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