Entre l'invention du cinéma, en 1895, et le premier film parlant, The Jazz Singer, en 1927, les documents historiques montrent presque toujours un pianiste qui improvise à l'ombre du grand écran. Il n'était pas seul. Son importance est même un peu diminuée depuis que l'on connaît mieux les débuts du septième art. Le bonimenteur de vues animées, aussi appelé benshi au Japon, explicador en Espagne ou kinoerzähler en Allemagne, avait pour fonction d'adapter pour le public de sa région des films produits dans un pays étranger.
«Son travail consistait à donner aux films une couleur locale, à les «nationaliser» si j'ose dire. C'était bien plus qu'un narrateur», explique Germain Lacasse, qui vient de recevoir le prix Raymond-Klibansky pour l'ouvrage qu'il a tiré de sa thèse : Le bonimenteur de vues animées, paru chez Nota bene et coédité avec Méridiens et Kincksieck.
Le philosophe émérite de l'Université McGill se montre élogieux à l'endroit de l'«excellent ouvrage» de M. Lacasse, qui a remporté le prix qui porte son nom. Grâce à un judicieux dosage de rigueur et de limpidité, Germain Lacasse, chargé de cours au Département d'histoire de l'art, offre ici «un modèle de publication savante», estime M. Klibansky. «Germain Lacasse traite son sujet avec une maîtrise d'autant plus grande que ce livre s'inscrit dans une œuvre déjà importante consacrée à l'histoire du cinéma», ajoute-t-il dans une lettre de félicitations.
C'est le moins qu'on puisse dire. Chercheur infatigable, Germain Lacasse a consacré plus de 10 ans de sa vie à l'étude de ces bonimenteurs qui couraient les fêtes foraines et les parcs d'attractions avec leur cinématographe. Auteur d'une maîtrise sur le phénomène au Québec, il a approfondi son sujet et étendu son champ d'analyse à l'ensemble de la planète. Le livre, qui porte sur une quinzaine de pays, est le premier à traiter de cette question de façon si large.
La nationalisation du cinéma
Henry d'Hauterives, Alexandre Sylvio au Canada, Cor Schuring aux Pays-Bas, Shunsui Matsuda au Japon, Stephen Bush et le couple new-yorkais Edwin et Helen O'Neill aux États-Unis ont tous connu la popularité pour avoir su donner une âme aux films dits muets. C'est dans les pays où l'on importait le plus de films que la carrière de ces conférenciers a été la plus longue. En Espagne, par exemple, l'explicador occupait une place majeure: «Le cinéma apportait une forme de récit si neuve, si inhabituelle que l'immense majorité du public avait beaucoup de peine à comprendre ce qui se passait sur l'écran, écrit le cinéaste Luis Bunuel dans ses mémoires. [...] À cette époque-là, le public déchiffrait difficilement un nouveau langage. D'où la présence de l'explicador.»
Sur le plan théorique, les travaux de Germain Lacasse ouvrent des voies intéressantes en ce qui concerne l'appropriation locale de produits culturels de masse. «Vers 1910, le cinéma connaît déjà un langage qui se suffit à lui-même. Même si le parlant n'est pas encore inventé, le cinéma a ses sous-titres, ses scénarios intelligibles, ses mises en scène. On voit disparaître rapidement le bonimenteur dans les pays producteurs de films : France, Angleterre, Allemagne, États-Unis, Italie. Partout ailleurs, le bonimenteur subsistera. Au Japon, on en trouvera jusque dans les années 80.»
Au Québec, où Alexandre Sylvio invite le public au Théâtre canadien-français (rebaptisé le Théâtre du peuple dans la publicité), le boniment devient une «pratique de résistance» qui permet de se moquer de l'impérialisme et de la colonisation. Les bonimenteurs ne se gênent pas pour envoyer des flèches à l'endroit des «Anglais de Toronto».
En septembre 1930, le bonimenteur Alex Saint-Charles, alias Balloune, chante au théâtre Arlequin de Québec une chanson sur le chômage qui se termine ainsi: «La morale de cette chanson / C'est qu'aux prochaines élections / S'il y a du chômage / Nous serons là pour les déplanter / Tous ceux qui nous auront laissé/Dans l'esclavage.»
Bonimenteurs modernes
Au début du cinéma, le spectacle avait donc un caractère improvisé qu'ignorent aujourd'hui les habitués des mégaplexes. Souvent joué par un acteur prestigieux, le bonimenteur participait directement à la popularité des films. Selon le public qu'il visait, il utilisait un franglais courant dans la rue ou bien un langage plus soigné.
Henry d'Hauterives, notamment, insistait sur sa noblesse et ses origines lorsqu'il s'annonçait afin d'attirer des spectateurs de bonne famille. Pour la projection de la Passion du Christ, un grand succès à l'époque où l'Église avait la mainmise sur la culture, on le présente dans L'Événement du 6 avril 1898 comme le «petit-neveu du célèbre Mirabeau, avocat à la Cour d'appel de Paris, licencié en droit, bachelier ès lettres» sans mentionner le sévère retour de fortune qu'il avait connu dans les vieux pays.
Les bonimenteurs ne sont pas encore totalement disparus. Certains incarnent de nos jours une forme hybride de présentation en direct et de projection de film. «En présentant de vive voix des séquences tournées ailleurs, la série des Grands Explorateurs met en vedette des bonimenteurs contemporains. Mais dans certains pays en développement, en Afrique notamment, on a rapporté encore jusqu'aux années 90 des présentations très semblables à celles des bonimenteurs d'autrefois.»
Heureux d'avoir reçu le prix Raymond-Klibansky, Germain Lacasse rend hommage à André Gaudreault, «infatigable pourvoyeur d'information et d'énergie», qui a dirigé sa thèse avec Silvestra Marinello. La thèse a été déposée au Département d'histoire de l'art et au Département de littérature comparée de la Faculté des arts et des sciences.
Mathieu-Robert Sauvé