Le soleil se couche sur la Côte Nord. Quatre hommes sont à l'affût près de leurs filets installés dans les rapides de la rivière Roumaine. C'est le moment de la capture de canards arlequins qui serviront à une étude d'envergure menée avec la collaboration de Guy Fitzgerald et de son équipe de la Faculté de médecine vétérinaire. Le plus dur reste encore à faire: saisir l'animal et tenter de l'immobiliser pour lui administrer un calmant. À 40 ans, le Dr Fitzgerald a un bon sens de l'équilibre, mais il a failli plusieurs fois aller rejoindre les canards dans l'eau!
Le vétérinaire de Saint-Hyacinthe, spécialisé dans les soins de la faune ailée, est parvenu à implanter dans la cavité abdominale d'une quarantaine d'arlequins un émetteur radio dont l'antenne sort par le dos (voir l'illustration). «Ce dispositif mis en place sous anesthésie permet de capter, grâce à des fréquences détectables par satellite, la position exacte des oiseaux relâchés dans la nature. L'émetteur est suffisamment petit -moins de 30 grammes - pour être porté en toute sécurité par l'arlequin durant toute sa vie», explique à Forum le Dr Fitzgerald.
Responsable de la partie médicale de cette étude qui s'est échelonnée sur plusieurs années, M. Fitzgerald a été le premier à utiliser la technique chirurgicale auprès des canards arlequins. «Auparavant, dit-il, des études pilotes avaient été menées chez différentes espèces comme le garrot d'Islande et le canard noir afin d'évaluer si l'intervention était inoffensive.» Aujourd'hui, l'implantation abdominale est préférée aux techniques de marquage et à l'installation d'un émetteur sur le dos de l'oiseau. L'implant, plus sûr pour le suivi télémétrique, gênerait moins les volatiles que le système de harnais conventionnel.
Tout ce que l'on voit, c'est une antenne flexible d'environ 200 millimètres de long et de 2 millimètres de diamètre qui sort par le dos de l'oiseau.
Espèce en péril
En 1996, le Service canadien de la faune a chargé le Dr Fitzgerald et trois biologistes, Serge Brodeur et Michel Robert, d'Environnement Canada, ainsi que Glen Mittlehauser, du Coastal Maine Biological Research Station, de faire le point sur le sort de cet oiseau de mer. «Ses habitudes de migration sont insolites. Presque toute l'année, on le trouve sur les côtes océaniques, mais au printemps il quitte les eaux salées pour remonter les rivières et les ruisseaux à débit rapide afin de s'y reproduire», note Guy Fitzgerald.
Grâce à leurs travaux, on sait maintenant qu'il existe deux populations distinctes d'arlequins plongeurs dans l'est de l'Amérique du Nord. Des données préliminaires indiquent que de 10 000 à 30 000 de ces canards passeraient l'hiver au Groenland. Toutefois, la population qui hiverne sur les côtes des provinces de l'Atlantique et le long de la côte Est américaine jusqu'à la Virginie est estimée à moins de 2000; cette situation classe le palmipède parmi les «espèces préoccupantes», selon le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada.
À l'aide de la télémétrie satellitaire, les chercheurs ont rassemblé toutes les observations faites sur le canard arlequin de l'est de l'Amérique du Nord. Ils ont notamment pu déterminer que les arlequins qui se reproduisent sur les rivières du nord du Québec et du nord du Labrador migrent sur la côte sud-ouest du Groenland pour y muer et y passer l'hiver. Quant à ceux qui hivernent sur les côtes de l'est du Canada et des États-Unis, ils se reproduisent sur certaines rivières du sud du Québec, du Labrador et de l'île de Terre-Neuve.
De récents inventaires effectués dans l'arrière-pays de la Côte-Nord ont de plus permis de trouver des indices de nidification sur les rivières Wacouno, l'Abbé-Huard, Aguanish Nord et Romaine. Mais c'est surtout dans le Grand Nord, en particulier au Nunavik, que la plupart des arlequins du Québec voient le jour.
Jusqu'à tout récemment, on détenait peu de renseignements sur ce palmipède dont le plumage rappelle le célèbre personnage de la commedia dell'arte. «Les connaissances sur les aires de nidification et l'effectif de la population provenaient de sources limitées ou étaient simplement extrapolées à partir d'éléments d'information recueillis au cours des 19e et 20e siècles», signale le Dr Fitzgerald. Ce n'est qu'une fois classé en 1990 parmi les espèces en péril du Canada que l'arlequin plongeur est devenu l'objet de divers projets de recherche.
Le statut attribué à l'arlequin était basé sur la présomption que l'est du continent abritait une seule population de canards arlequins, indique le Dr Fitzgerald. «On ne savait pas, à cette époque, qu'une autre population nichait dans le Grand Nord.» L'arlequin plongeur demeure néanmoins assez rare dans l'est de l'Amérique du Nord, où, comme le dit le vétérinaire, «un seul déversement pétrolier pourrait avoir de graves répercussions sur l'ensemble de ces oiseaux».
C'est pourquoi il croit que les deux populations de l'est du continent devraient bénéficier de mesures de conservation particulières. Les arlequins de la côte Est sont plus vulnérables à ce type de catastrophe puisqu'ils se tiennent à proximité des voies maritimes.
Barrages, chasse et exploitation forestière
D'autres menaces guettent également ce petit canard dont la taille fait la moitié de celle d'un colvert, soit environ 700 grammes. Par exemple, dans les aires de nidification du Labrador et du Québec, l'arlequin trouve de moins en moins de lieux de reproduction appropriés, puisque certains rapides disparaissent avec la construction de barrages hydroélectriques. Or, l'arlequin manifeste un fort attachement à ses aires de nidification et s'alimente exclusivement dans les eaux côtières peu profondes et agitées.
L'exploitation forestière représente aussi une source de dégradation de ses habitats de nidification. De plus, le caractère peu farouche du canard arlequin le rend très vulnérable à la chasse. Il est d'ailleurs interdit de le chasser depuis la fin des années 80. «Mais comme les femelles et les jeunes, plus ternes, sont difficiles à distinguer des autres espèces, certains sont abattus par erreur pendant la saison de chasse d'autres oiseaux aquatiques», déplore le Dr Fitzgerald, qui recommande aux chasseurs de se familiariser avec l'apparence de l'arlequin afin de mieux reconnaître leurs cibles avant de tirer.
Fondateur d'une clinique de réhabilitation des oiseaux de proie (voir Forum du 6 mars 2000), Guy Fitzgerald sait de quoi il parle. Chaque année, il soigne des rapaces blessés par des chasseurs peu scrupuleux des lois sur la conservation.
Dominique Nancy