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Jacques Brisson |
Au cours de l’été 2003, le botaniste Jacques Brisson a donné le signal de départ à une course inusitée dans un fossé de la région d’Oka. D’un côté le roseau commun (Phragmites australis), de l’autre la quenouille à feuilles étroites (Typha latifolia); entre les deux une «coupe à blanc» de cinq mètres dans un milieu humide.
Au coup de pistolet, les deux espèces ont entrepris, sous le regard scrutateur du chercheur et de son équipe, la colonisation de l’espace rendu vacant. On étudiera le temps de colonisation des deux espèces et de quelle façon se déroule la cohabitation. «Cette recherche a pour but de mieux comprendre les mécanismes qui président à la compétitivité entre les espèces», explique le jeune professeur du Département de sciences biologiques.
Le choix des adversaires n’est pas un hasard. Présent sur tous les continents, sauf en Antarctique, le roseau commun est la plante vasculaire la plus répandue dans le monde. Sa forte croissance la rend indésirable, car elle nuirait à l’intégrité des milieux humides. Dans certains endroits, elle est si envahissante qu’on l’élimine par épandage aérien.
La quenouille, de son côté, se rencontre aussi un peu partout, mais elle prolifère moins, selon les spécialistes, qui la considèrent comme plus propice à la biodiversité que son concurrent. En Europe, des études sur le terrain ont montré que la quenouille sortait victorieuse, le plus souvent, de ces compétitions dans la nature. En Amérique du Nord, ce pourrait être l’inverse, si l’on se fie à la poussée de croissance du roseau depuis quelques années.
Le chercheur veut donc faire le point sur la question. Il ne faut pas craindre pour la survie de la quenouille, assure-t-il. Mais plus on en saura sur le mode de colonisation de ces espèces, mieux on pourra planifier des stratégies efficaces pour limiter l’infestation.
En plus de la piste d’Oka, où se déroulera cette année la terrible confrontation roseaux-quenouilles, le chercheur poursuit des expériences en milieux contrôlés dans les serres de l’Institut de recherche en biologie végétale (IRBV), adjacent au Jardin botanique de Montréal. Dans de grands bassins de plastique divisés par des murets amovibles, remplis d’un substrat dont raffolent les macrophytes aquatiques et alimentés par une eau riche en nutriments («nous les bichonnons pour leur donner les meilleures conditions possible», dit le chercheur), des plants pousseront jusqu’à maturité. À ce moment-là, les séparateurs seront retirés afin de permettre l’observation de l’activité racinaire. Car la compétitivité n’est pas qu’une affaire aérienne. Elle règne aussi dans le sol.
Déterrer les arbustes du désert
Cette recherche permettra aussi à Jacques Brisson d’ajouter un chapitre à une grande recherche qu’il mène depuis ses études de doctorat en Californie et qu’il entend étendre aux espèces les plus variées qui soient: la plasticité de croissance des végétaux. À l’intérieur d’une même espèce, explique-t-il, la croissance des plantes se caractérise par une très grande mortalité. On peut s’attendre à ce que deux plantes rapprochées se livrent une compétition acharnée. Or, la théorie de la plasticité démontre que deux végétaux peuvent être voisins sans se faire concurrence.
Au cours de ses études, M. Brisson a passé un été complet à déterrer un arbuste commun du désert du Nouveau-Mexique pour en étudier le système racinaire. À sa grande surprise, les racines se superposaient rarement, même lorsque deux arbustes étaient très rapprochés. On peut penser que les plantes tendent à se distancer les unes des autres dans un terrain donné. Or, ce n’est pas toujours le cas. Souvent, les plantes sont rapprochées. Ce sont les racines qui s’organisent pour occuper l’espace.
Ce qui est vrai sous terre s’observe aussi à la cime des arbres. «On a tendance à croire qu’un arbre est une somme de branches qui poussent chacune de son côté. Ce n’est pas du tout le cas. Un arbre en compétition développera son feuillage du côté où le soleil est plus abondant. S’il le peut, il poussera même davantage du côté dégagé.»
On ne sait pas encore par quel mécanisme l’arbre décide de pousser un peu plus à l’est pour compenser la perte à l’ouest. Peut-être est-ce une question d’hormones. Mais il y a longtemps que le botaniste ne voit plus les plantes comme des organismes statiques. «Lorsqu’on dit qu’une plante est immobile, on pense à la tige ou au tronc. Mais les racines et le feuillage sont souvent beaucoup plus mobiles et dynamiques qu’on le croit.»
Une nouvelle carrière
Engagé officiellement en juin 2002, Jacques Brisson entame enfin une carrière de professeur d’université. Pourtant, il a déjà une feuille de route bien remplie. Chercheur au Jardin botanique de Montréal depuis 1996, il est connu dans le milieu de la botanique depuis ses études de maîtrise, qui l’ont conduit à une forêt exceptionnelle en Montérégie: le boisé des Muir (voir Forum du 19 octobre 1998). Les travaux effectués dans cette forêt ont permis de reconstituer la végétation précoloniale et remis en question plusieurs idées sur les essences dans la plaine du Saint-Laurent.
André Bouchard, directeur de l’IRBV, ne cache pas son admiration pour le nouveau professeur du Département de sciences biologiques. «C’est assurément un des étudiants les plus brillants que j’ai eu le plaisir de connaître, affirme-t-il. C’est un homme cultivé, curieux, créatif, bref un chercheur idéal.»
Financé par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, Jacques Brisson a beaucoup de projets tant en recherche fondamentale qu’en recherche appliquée. Mais il est aussi un vulgarisateur hors pair, comme les lecteurs de la revue Quatre-Temps le constatent depuis longtemps. Au cours de la dernière année, il a notamment signé des textes captivants sur les lichens de Montréal et les espèces envahissantes, en plus de sa chronique sur… les oiseaux.
Mathieu-Robert Sauvé