En Amérique du Nord et en Europe, les travailleurs détiennent moins de 15 % de l’ensemble des actions des entreprises privées. Ceci est considéré comme modeste compte tenu des avantages économiques et sociaux qu’employeurs et employés sont censés tirer du partenariat financier et du partage des profits.
Différentes hypothèses socioéconomiques ont été proposées pour expliquer cette faible participation des employés. Michael Huberman, professeur au Département d’histoire, a pour sa part cherché à éclairer le phénomène à l’aide de données historiques en analysant la situation prévalant dans deux villes industrielles du Lancashire, en Angleterre, à la fin du 19e siècle.
En parcourant les journaux et les archives des syndicats et des entreprises de Bolton et de Oldham entre 1870 et 1914, il a pu observer que les travailleurs de Oldham participaient à la gestion et au partage des profits contrairement à ceux de Bolton.
Ces deux villes, distantes de seulement 24 km, possédaient le même type d’entreprises, soient des filatures de coton. «À partir de 1870, les travailleurs de Oldham ont commencé à acheter des actions et sont même devenus employeurs, alors que cela ne s’est pas produit à Bolton. Ils ont aussi créé des mutuelles d’assurance et d’épargne ainsi que des coopératives funéraires», souligne le professeur.
À ses yeux, le cas de Oldham constitue une exception dans l’Angleterre de l’époque et même par rapport à la situation actuelle en Europe et en Amérique du Nord.
Culture de la solidarité
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Pour Michael Huberman, militants syndicaux et actionnaires auraient un profil psychologique commun. |
Pour comprendre les causes du comportement des travailleurs de Oldham, Michael Huberman a d’abord procédé par élimination: les deux villes abritent le même type d’entreprises, affichent le même degré de syndicalisation, ont une population de même niveau économique, de même scolarité, de même religion et de même moyenne d’âge.
Selon l’historien, l’explication de l’entrepreneurship ouvrier de Oldham se trouve dans la tradition militante de ses syndicats et dans la culture industrielle qui en est résultée.
«Du début jusqu’au milieu du 19e siècle, Oldham a été une ville bouillonnante où les syndicats livraient de nombreuses luttes et déclenchaient de nombreuses grèves, explique-t-il. Ces luttes ont fourni aux travailleurs l’occasion de créer des réseaux d’entraide, de développer leur confiance en eux et envers leurs collègues. Ils savaient qu’ils pouvaient compter les uns sur les autres en cas de besoin et que leur voisin n’allait pas être un briseur de grève.»
Lorsqu’en 1850 la loi a permis aux travailleurs de détenir des actions, cette confiance réciproque et cette loyauté bien établies ont fait que les travailleurs de Oldham n’ont pas craint de devenir actionnaires, sachant que leurs collègues ne les laisseraient pas plus tomber en affaires que sur les lignes de piquetage.
«La lutte des classes a créé des actionnaires», déclare Michael Huberman en soulignant que militants et actionnaires ont sans doute un profil psychologique commun.
Pendant ce temps, à Bolton, syndicats et employeurs maintenaient une approche plus traditionnelle, chacun voyant à ses intérêts particuliers immédiats. «Les syndicats et les patrons étaient forts, mais la culture d’entreprise était fondée sur la honte, la culpabilité et la méfiance, employés et employeurs se surveillant mutuellement. Il n’y avait pas d’affrontements, mais pas de partage des profits non plus. Le système misait plutôt sur les amendes en cas de retard, de baisse de productivité ou de maladie. L’employé qui recevait une amende était considéré comme un faible et stigmatisé par son entourage.»
Dans un ouvrage collectif à paraître bientôt sous le titre Experiencing Wages (Berghahm Books), le professeur Huberman signale que «Oldham illustre l’empathie de la théorie des sentiments moraux [en affaires] alors que le cas de Bolton illustre l’individualisme de la théorie de la richesse des nations».
Les deux types d’approches auraient même eu des effets sur la croissance économique des deux villes: la productivité à Oldham se serait accrue à la suite de l’encouragement à la production suscité par le partage des profits alors que la croissance a été plus faible à Bolton.
Fonds de solidarité
Aux yeux de l’historien, c’est le modèle de Bolton qui prévaut encore dans la plupart des entreprises, où les patrons surveillent les employés au moyen de caméras et où les syndicats se méfient de la collaboration.
Le professeur voit également dans le Fonds de solidarité des travailleurs un exemple à l’appui de son hypothèse: «Ce type de participation fonctionne mieux au Québec que dans le reste de l’Amérique parce que les Québécois ont développé une tradition de participation dans les coopératives et les caisses populaires», soutient-il.
La leçon qu’il tire des exemples de Bolton et de Oldham est qu’on ne peut pas implanter mécaniquement la collaboration dans une entreprise. «Pour comprendre le comportement des travailleurs, il faut connaître leur histoire. S’il n’y a pas de tradition de confiance et de coopération, cela ne fonctionnera pas.»
Daniel Baril