Édition du 27 octobre 2003 / volume 38, numéro 9
 
  «Il faut sauver Nigger Rock»
Roland Viau rouvre le dossier de Nigger Rock en publiant les résultats de son enquête.

L’histoire a longtemps été taboue, mais elle est maintenant officiellement reconnue: l’existence d’un cimetière non déclaré où reposent les dépouilles d’esclaves noirs à Saint-Armand Ouest, près de la baie Missisquoi, est signalée par une plaque commémorative mise en place par le gouvernement du Québec en février dernier.

Mais pour Roland Viau, chargé de cours au Département d’anthropologie, ce n’est là qu’une bien mince consolation devant la menace qui plane sur le «champ des morts» de Nigger Rock, nom tiré de la colline au pied de laquelle seraient enterrés les esclaves. Les vestiges du cimetière pourraient en effet disparaître à jamais, avant même que des fouilles sur les lieux aient été entreprises.

En 1998, Roland Viau effectuait pour le compte du ministère de la Culture et des Communications une première recherche documentaire afin de vérifier si l’existence de ce cimetière, rapportée par la tradition orale et ayant fait l’objet de plusieurs articles de journaux entre 1910 et le début des années 50, pouvait être attestée par des documents d’archives.

Son enquête ne lui a laissé aucun doute. Dans un volume qu’il vient de publier et qui relate les faits et documents qu’il a mis au jour (Ceux de Nigger Rock: enquête sur un cas d’esclavage des Noirs dans le Québec ancien, Libre Expression), l’ethnohistorien parle de «l’existence confirmée du cimetière d’esclaves noirs».

Roland Viau

La main-d’œuvre des loyalistes

L’histoire débute en 1783, quand Philip Luke, un loyaliste de descendance hollandaise, s’établit dans la région de Philipsburg après la guerre de l’Indépendance américaine. Il se lance dans la production de potasse, qui servait alors au blanchiment du coton et du papier journal.

Les recherches de Roland Viau permettent de croire que le producteur a hérité, en 1794, de six esclaves noirs ayant appartenu à sa mère, demeurée à Albany. Un document faisant état de l’inventaire des biens que possédait cette femme précise même la valeur marchande de ces esclaves: deux hommes valaient 50 livres, une jeune servante en valait 40, une servante âgée 30, alors qu’un garçon et une fillette valaient 18 livres chacun.

Les données d’un recensement de 1825 montrent par ailleurs que Jacob Luke, un des fils de Philip Luke, logeait, en plus de sa femme, 11 autres personnes qui ne pouvaient pas, en raison de leur âge, être ses enfants. Pour Roland Viau, Jacob Luke aurait hérité des esclaves de son père et en aurait acquis quatre autres, soit par achat, soit en gardant à son service les enfants des premiers.

«Ces hommes et ces femmes devaient former au moins deux familles conjugales ou nucléaires», affirme-t-il.

Les Luke ont par ailleurs érigé leur propre cimetière familial sur leurs terres – avec épitaphes toujours en place –, mais les esclaves n’y étaient évidemment pas enterrés. L’emplacement appelé Nigger Rock se trouve à 50 m de ce cimetière.

La famille Luke n’était pas la seule à posséder des esclaves puisque le recensement de 1850 indique que 283 Noirs vivaient dans le comté. Ce qui est toutefois nouveau, c’est que nous serions ici en présence d’esclaves agricoles et industriels alors que les connaissances sur l’esclavage au Canada français en limitaient le rôle au travail domestique en milieu urbain.

Ossements humains

Un événement inattendu s’est produit en 1950, quand le nouveau propriétaire des lieux, un francophone ignorant de toute l’histoire, ouvre un chemin et déterre accidentellement des ossements humains. Informé de leur provenance par son facteur, il aurait réenterré les restes à proximité sans plus de formalités.

En 1965, c’est au tour d’un journaliste du Petit Journal de s’improviser archéologue; l’hebdomadaire publie en première page une photo sur laquelle on le voit en train de creuser sur le site à la recherche d’ossements. Encore en 1997, Le Record de Sherbrooke publiait les souvenirs d’une vieille dame dont la mère adressait une prière aux âmes des esclaves chaque fois qu’elle passait à proximité du Nigger Rock.

Depuis la remise de son rapport, Roland Viau a poursuivi son enquête du côté américain. Il a notamment rapporté une carte du terrain des Luke sur laquelle on peut apercevoir les emplacements du four à potasse et de deux habitations de la famille. La carte montre également cinq autres constructions au pied de la colline de Nigger Rock. «Ce sont probablement les baraques en bois des esclaves, affirme l’ethnohistorien. C’est là qu’il faut commencer les fouilles.»

Seules des fouilles archéologiques permettraient en effet de savoir à quoi s’en tenir quant à l’existence du cimetière et de connaître les conditions de vie des esclaves. Mais comme il s’agit d’un terrain privé, rien ne permet au ministère de la Culture et des Communications d’obliger le propriétaire à accepter que de tels travaux soient entrepris sur son terrain.

Selon le chargé de cours, il faut faire vite pour protéger le site d’une façon ou d’une autre puisqu’un projet de gazoduc de TransCanada Pipelines risque de tout faire disparaître.

«Ce site est unique et la possibilité d’en trouver un semblable est quasi nulle, affirme-t-il. Et il ne s’agit pas que d’un cimetière. C’est un endroit où des esclaves ont vécu pendant 40 ans; il y a donc des restes matériels qui permettraient de reconstituer leur quotidien. C’est aussi un site d’archéologie industrielle grâce auquel on pourrait connaître les procédés de fabrication de la potasse. Même s’il s’agit d’un terrain privé, il y a là une page de notre patrimoine commun.»

Roland Viau se montre également préoccupé du fait que les éventuelles dépouilles sont maintenues dans l’anonymat le plus total. «Durant leur vie, les esclaves ont subi une perte d’identité qu’on maintient dans la mort», déclare-t-il, en souhaitant l’installation, sur les lieux mêmes, d’une plaque qui leur redonnerait une sépulture honorable.

La plaque dévoilée par le ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration en février dernier à l’hôtel de ville de Saint-Armand déplore «la tragédie esclavagiste», mais reste très vague sur l’existence du cimetière, qu’elle relie à la tradition orale.

Daniel Baril



 
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