Isolés les jeunes?
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André Caron |
Les adeptes du téléphone cellulaire entretiennent au contraire entre eux des relations très suivies, s’imposant même une forme très poussée de surveillance. Ils sont constamment en réseau et peuvent être dérangés à n’importe quel moment.
«Pour le jeune, le cellulaire est une extension du corps, il fait partie de ses vêtements en quelque sorte. Le jeune s’affiche avec son portable et monte une mise en scène», constate le chercheur André Caron qui, avec son équipe, met la touche finale à une recherche sur les adolescents et le sans-fil, dont les résultats paraîtront cet hiver dans la revue britannique Convergences.
Affiché avec ostentation, le téléphone portable permet de faire savoir non seulement qu’on est branché mais qu’on a des amis. Dans de telles circonstances, le comble de l’humiliation consiste à parler au téléphone dans l’autobus et à être interrompu par la sonnerie de son propre cellulaire! En clair, il n’y avait personne au bout du sans-fil. Plusieurs jeunes interrogés sur l’usage qu’ils faisaient du portable ont raconté une histoire similaire. Pour sa part, une jeune fille a laissé tomber qu’elle n’avait pas de téléphone cellulaire parce qu’elle n’avait pas d’amis. Posséder un cellulaire qui ne sonne jamais n’est pas une perspective socialement réjouissante…
Si le téléphone cellulaire est fréquemment utilisé dans l’intimité, loin des regards réprobateurs et inquisiteurs («C’est qui?») des parents, c’est surtout la sphère publique qui a retenu l’attention
des 50 jeunes avec qui M. Caron, titulaire de la chaire Bell sur les technologies émergentes, s’est entretenu au cours de l’été 2002. Le groupe de recherche a également bénéficié de la collaboration de la Dre Letizia Caronia, de l’Université de Bologne.
Ainsi, qui n’a entendu, dans l’autobus, un jeune décrire à son interlocuteur invisible son parcours de façon détaillée – «là, je suis au coin de Mont-Royal, là on repart, je serai au café dans cinq minutes» – jusqu’à ce qu’il descende du véhicule?
Pas de plan à long terme
«Il y a beaucoup de micro-organisation et beaucoup de mouvance mais aucun plan à long terme. Les projets sont élaborés à la dernière minute, note M. Caron. Les adolescents se donnent rarement de rendez-vous précis. Ils quittent le domicile et la situation évolue au gré des échanges sur le cellulaire», explique le chercheur du Département de communication.
Lancement de CITÉ |
À l’occasion des fêtes du 125e, l’Université inaugurera vendredi le Centre de recherche interdisciplinaire sur les technologies émergentes (CITÉ). André Caron dirige ce centre qui réunit des experts en communication mais également en informatique et en information. Le CITÉ s’intéresse au partage et à la distribution du savoir, au design, à l’intégration des technologies aux modes de vie, ainsi qu’à la gouvernance des nouvelles organisations. Le conseil d’administration du Centre sera composé des personnes suivantes: Sylvie Lalande, qui possède une vaste expertise dans ce domaine; Jacques Nantel, de HEC Montréal; Jerri Sinclair, directrice générale de Microsoft Canada; James Turner, professeur à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information; Jian-Yun Nie, professeur au Département d’informatique et de recherche opérationnelle; Joseph Hubert, doyen de la Faculté des arts et des sciences; et André Caron, directeur du CITÉ. Au cours de la cérémonie, trois conférenciers discuteront de la redéfinition des frontières repoussées par les technologies: Noshir Contractor, de l’Université d’Illinois, Mark Askhus, de l’Université Rutgers (New Jersey) et Gilmond Lapointe, de Bell Canada. L’activité aura lieu à 16 h, dans le hall d’honneur du Pavillon principal. James Taylor, professeur émérite du Département de communication, agira à titre de modérateur. |
«Ce n’est pas la technologie qui est responsable de cet état de choses; c’est nous qui permettons à la technologie de prendre cette place», fait remarquer M. Caron en se demandant si les jeunes – plus précisément le groupe d’âge des 16-24 ans – cesseront un jour de se laisser ainsi déranger.
M. Caron étudie depuis de nombreuses années l’impact des technologies et des médias sur les jeunes. Depuis 1999, il tente de mieux comprendre le sens que les gens accordent aux technologies et à leurs usages. En 1999, il entreprenait une étude pour le compte de Bell Canada sur la place des technologies au sein de la famille. En 2002, il décidait de jeter un éclairage plus direct sur les 16-24 ans et le cellulaire. Un troisième volet de cette recherche consistera à décoder le contenu des messages que s’envoient les jeunes sur le sans-fil.
Il ne fait aucun doute que le cellulaire gagne en popularité. En 2000, 30 % des jeunes possédaient un téléphone portable. Aujourd’hui, ce taux doit être plus près de 50 %, estime M. Caron. Mais les Canadiens sont encore loin derrière les jeunes Scandinaves, qui sont équipés d’un cellulaire dans une proportion de 90 %, sans parler de nombreux Européens, à commencer par les Italiens.
Par ailleurs, la moitié des enfants anglais âgés de 8 à 12 ans possèdent leur sans-fil, dans ce cas pour rassurer les parents, qui peuvent ainsi retracer leurs rejetons en tout temps.
Il faut dire qu’en 1998 les adultes achetaient un téléphone cellulaire pour parer aux situations d’urgence, comme un accident de voiture. Puis, petit à petit, l’appareil a franchi le seuil de la maison et celui du restaurant, même le samedi soir.
«Nous devons être conscients de ce que la technologie peut faire et de ce qu’on veut qu’elle fasse. L’introduction d’une technologie renforce ce qui existe déjà. Elle peut enrichir la communication ou isoler davantage», rappelle M. Caron.
Pour sa part, le professeur possède un cellulaire mais dont il ignore le numéro. Il ne l’utilise que pour des appels de sortie. Et tant pis si, aujourd’hui, les gens sont souvent appelés à expliquer pourquoi ils ont osé, suprême audace, ne pas être disponibles.
Paule des Rivières