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Le métier d’accompagnateur exige de grandes qualités. |
Depuis près de trois décennies, Luce Beaudet, professeure à la Faculté de musique, décortique et analyse le discours tonal avec une persévérance qui force l’admiration. Comme c’est souvent le cas, une insatisfaction est à la source de cette incessante quête.
«Au cours de mes études, je me suis rendu compte que les grandes difficultés en formation auditive – où l’on apprend à reconnaître et à nommer ce qu’on entend – étaient liées pour une bonne part à la dimension harmonique, c’est-à-dire à ce qui forme l’aspect vertical du discours musical, sous la mélodie. Ces difficultés, je les ai éprouvées. J’étais entourée de gens doués, je ne l’étais pas, mais l’enseignement qu’on me donnait tenait pour acquis ce don. J’ai donc voulu trouver d’autres outils pour développer l’écoute», témoigne la musicienne, pianiste de formation.
«Il existe une prémisse selon laquelle le système tonal, assise de la plupart des genres musicaux que nous écoutons, se définit essentiellement par sa dimension harmonique. Même une mélodie tonale monodique, c’est-à-dire sans accompagnement, est automatiquement liée à une trame harmonique sous-jacente, même si elle n’est pas entendue. Donc, scruter, interpeller ce système, c’est mettre en question principalement sa dimension harmonique», explique Luce Beaudet, qui a voulu en comprendre de façon approfondie le fonctionnement.
Sa réflexion l’a amenée à constituer une vaste typologie du langage harmonique tonal, un langage qui a dominé la musique durant des siècles. Elle a d’ailleurs profité, pour ce travail, d’un soutien exceptionnel de la part de l’Université. «J’ai la chance d’avoir commencé à enseigner à une époque où l’on appuyait les projets à long terme», souligne-t-elle avec reconnaissance.
Contrairement aux apparences, il n’y a rien d’abstrait dans cette démarche, au contraire. Aujourd’hui, la typologie que Luce Beaudet a élaborée au fil de longues années de travail constitue un outil extrêmement précieux notamment pour les pianistes accompagnateurs qui, par nécessité, se concentrent principalement sur la dimension harmonique des œuvres. Ils peuvent en quelque sorte mieux voir ce qui se cache derrière la musique en utilisant les formules décortiquées par Mme Beaudet.
Quand on parle d’une carrière de pianiste de concert, il va de soi qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Toutefois, le métier d’accompagnateur est d’une grande importance et exige des compétences insoupçonnées. L’accompagnateur est, la plupart du temps, celui qui comprend la globalité de l’œuvre, qui épouse les vœux du soliste mais qui aussi, très souvent, impose dans la douceur et la discrétion sa compréhension profonde de la pièce interprétée. Sans parler de la capacité indispensable de retomber sur ses pieds avec une rapidité digne d’un jeu vidéo ultraperformant.
Si l’accompagnateur doit être un support d’une exactitude rythmique parfaite, il doit aussi suivre, parfois, les caprices d’un soliste fantasque ou peu préparé… Quelques mesures ont été sautées? Qu’à cela ne tienne, le voilà qui improvise un lien permettant de retrouver la trame harmonique sans que rien n’y paraisse.
Connaissant parfaitement les besoins de ses étudiants, la professeure d’analyse du discours harmonique tonal sait qu’ils sont très souvent pragmatiques. «Les interprètes ne sont pas des intellectuels. Ce qui les intéresse, ce sont les retombées, ce qu’on pourrait appeler la recherche appliquée. Le classement que j’ai effectué permet de cibler, on peut s’en servir pour improviser.» Pas étonnant qu’on ait confié cette année à Luce Beaudet une classe d’harmonie au clavier destinée principalement aux accompagnateurs. Le but est simple et évident: grâce à sa typologie, les apprentis pianistes intègrent les formules un peu à la manière de l’apprentissage d’une langue. Les mots, les grappes de mots, puis les phrases harmoniques propres à tel ou tel compositeur peuvent être entendus, analysés, répétés, intégrés jusqu’à devenir une seconde nature.
Dominique Olivier