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Les familles nombreuses sont aujourd’hui l’exception. |
Grossesse à 60 ans, sélection préimplantatoire, reprogrammation du cycle de vie: «La génétique va complètement bouleverser la démographie québécoise au XXI
e siècle», soutient Victor Piché, du Département de démographie. Le professeur a codirigé l’ouvrage collectif La démographie québécoise (PUM), qui propose un bilan démographique du XX
e siècle et tente de cerner les enjeux de population pour la société québécoise au cours des 100 années à venir.
L’ouvrage, rédigé par une douzaine d’auteurs, explique et explicite dans un premier temps ce qu’on savait déjà, à savoir que le portrait démographique du Québec de l’an 2000 est radicalement différent de celui de 1900. En quoi exactement? Baisse radicale de la fécondité: de 5 enfants par femme on est passé à 1,6, c’est-à-dire en deçà du seuil de remplacement; réduction tout aussi draconienne de la mortalité infantile et accroissement spectaculaire de la santé en matière de reproduction; métamorphose des familles: le mariage obligatoire a fait place aux unions libres et aux divorces aujourd’hui généralisés; explosion du travail rémunéré des femmes; apparition d’un quatrième âge; immigration importante, voire déterminante. Mais comme le dit la chanson, «et c’est pas fini, c’est rien qu’un début», puisqu’il faut s’attendre à ce que le portrait démographique de 2100 soit «aussi foncièrement différent» que celui de 2000.
Meilleur des mondes
«Il est certain que, dans 100 ans, on ne se reconnaîtra plus, insiste Victor Piché, car le système de reproduction humaine que l’on connaît aujourd’hui est basé sur le couple. Or, il va céder le pas à d’autres réalités.» Notamment génétiques. Victor Piché fait remarquer que le projet de loi fédéral C-13, récemment adopté par la Chambre des communes – mais pas encore entériné par le Sénat – a beau vouloir encadrer les nouvelles pratiques, celles-ci auront un attrait pour ainsi dire irrésistible. Il insiste: ce n’est pas uniquement la technique qui crée les changements démographiques. La pilule anticonceptionnelle, par exemple, n’a fait qu’accentuer des tendances sociales et renforcer des changements d’attitude et des comportements déjà existants.
Mais justement, les tendances qui ont traversé le XXe siècle, notamment la domination de la nature, risquent de profiter des nouvelles techniques de reproduction pour continuer à révolutionner notre portrait démographique. Parmi les conséquences possibles, un affranchissement toujours plus complet à l’égard de la biologie. Victor Piché y voit beaucoup d’avantages. Vivre plus longtemps d’abord. Déjà, l’espérance de vie au Québec est passée en un siècle de 45 à 75 ans chez les hommes et de 48 à 81 ans chez les femmes. «Avec les nouvelles découvertes, on repoussera l’échéance encore plus loin.»
Concilier le travail et la famille ou, pour employer un autre jargon, «reprogrammer le cycle de vie» semble être une autre possibilité. «Aujourd’hui, on étudie, puis on rencontre quelqu’un et, alors que notre carrière prend son envol, qu’on travaille comme des fous, on se dépêche d’avoir des enfants.» Grâce à la génétique, note Victor Piché, on pourrait attendre un peu plus longtemps et consolider sa carrière avant de fonder une famille. Le démographe, qui enseigne à l’Université de Montréal depuis 1972, confie que, pour lui-même, compte tenu de sa profession, l’idéal aurait été d’attendre l’âge de 45 ans avant de devenir père. Dans l’avenir, «les femmes vont pouvoir avoir des enfants à 60 ans et l’espérance de vie sera encore repoussée. Alors avoir des enfants plus tard deviendra très raisonnable».
Il se pourrait même que, dans ce siècle, l’affranchissement par rapport à la biologie soit plus que total et, disons-le, terrifiant.
Victor Piché évoque sans trop s’émouvoir un scénario du type Meilleurs des mondes. «Il est possible que de plus en plus le système économique et l’État prennent en charge la production d’enfants. On verrait alors apparaître des usines à bébés.»
Il mentionne aussi un roman récent de Margaret Atwood, qui reprenait en quelque sorte les thèses de l’écrivain Aldous Huxley. «Avec la fécondation in vitro, une femme peut faire quantité d’enfants et, avec la manipulation génétique, on peut choisir les caractéristiques de ceux-ci.» Le démographe précise qu’il n’aimerait pas vivre dans un tel monde, où des indicateurs démographiques traditionnels, tels les indices de fécondité, deviendraient totalement caducs. «Je voudrais dire que cela n’arrivera pas. Mais tout ce que les démographes avaient considéré comme impossible il y a 100 ans s’est produit! Alors…»
Dédramatiser
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Victor Piché |
Victor Piché, qui a dirigé le Département de démographie de 1993 à 2002, dit refuser le «catastrophisme» à tout point de vue. À propos du scénario des usines à bébés, il se dit confiant: «Ça a l’air terrible comme ça, mais si c’est régularisé, que tout le monde est d’accord et qu’il y a des comités de citoyens, que la production d’enfants se déroule dans un contexte d’objectifs politiques, peut-être nous apparaîtra-t-elle acceptable.»
Il tient à dédramatiser aussi d’autres scénarios catastrophe, comme la décroissance de la population du Québec. Certes, avec une faible fécondité et sans renversement de tendance à l’horizon, elle semble inéluctable. Un tel phénomène, que connaît la Russie contemporaine entre autres, est tellement différent de ce qu’on a vécu – croissance démographique, économique, etc. – que notre esprit a de la difficulté à le traiter. Contrairement aux démographes comme Jacques Henripin, auteur de Naître ou ne pas être, ou à Gary Caldwell (qu’on a vu notamment dans Disparaître, un documentaire-choc de la fin des années 80), Victor Piché dit qu’il n’y a pas de lien causal prouvé entre déclin démographique et déclin économique.
Autre scénario inquiétant: une lente mais inévitable minorisation des francophones au Québec, qui est analysée en détail par le chercheur Marc Termote dans La démographie québécoise. Selon lui, «les francophones deviendront minoritaires sur l’île de Montréal dans une dizaine d’années si l’immigration internationale est élevée et si l’étalement urbain se poursuit, dans une vingtaine d’années dans le meilleur des cas». Pour Victor Piché, on a encore une fois tendance à dramatiser. L’indicateur de la langue maternelle est trompeur et ne nous permet pas de voir que le français est une langue qui a été partagée dans l’espace public depuis 25 ans. Du reste, il ne faut pas s’étonner que l’anglais soit une langue de travail importante. «Le marché du l’emploi s’anglicise. Il est mondial. Moi par exemple, 95 % des choses que je lis, des courriels que j’envoie à des chercheurs sont en anglais.» À court terme donc, le démographe ne se fait pas trop de souci. Et à long terme? «Eh bien, si le fait français disparaît un jour au Québec, ce ne sera pas la première fois qu’une langue dominante en remplacera une autre ou la réduira au rang d’élément folklorique. Au fond, où est le problème?»
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À l’occasion du lancement du livre La démographie québécoise, le Centre interuniversitaire d’étude démographique organise une table ronde le 27 novembre à la salle 117 de l’INRS, 3465, rue Durocher.
La démographie québécoise: enjeux du XXIe siècle, sous la direction de Victor Piché (UdeM) et Céline Le Bourdais (INRS), Presses de l’Université de Montréal, coll. Paramètres, 324 pages. Ont collaboré à l’ouvrage: de l’UdeM Robert Bourbeau, Jean-François Godin, Évelyne Lapierre-Adamcyk, Jacques Légaré, Marie-Hélène Lussier, Nicole Marcil-Gratton, Yves Péron et Mélanie Smuga; de l’INRS Heather Juby, Benoît Laplante et Marc Termote.
Antoine Robitaille