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Doreen Picard
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Entre le mythe du bon sauvage vivant en harmonie avec la
nature et l’image de l’Indien «profiteur du système» se
livrant à la contrebande de cigarettes, il semble
qu’il reste bien peu de place, dans l’imaginaire québécois,
pour une vision plus nuancée des réalités
autochtones. Mais la méfiance et l’incompréhension
existent aussi du côté des Premières
Nations. C’est du moins l’impression qui se dégageait
d’une table ronde organisée le 3 février par
la Chaire en relations ethniques de l’UdeM et le Centre d’études
ethniques des universités montréalaises à l’occasion
de la Semaine interculturelle.
Sur le thème «Réalités autochtones:
lutte au racisme et enjeux éducatifs», cette
table ronde réunissait Pierre Lepage, de la Commission
des droits de la personne et des droits de la jeunesse,
qui travaille depuis 20 ans à la sensibilisation
des Québécois aux réalités
autochtones, Doreen Picard, qui s’occupe des programmes
destinés aux jeunes à l’association Femmes
autochtones du
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Michael Lewis
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Québec, ainsi que Marie-Andrée Courval et Michael
Lewis, enseignants au collège Durocher, sur la rive
sud de Montréal. Ces derniers ont raconté l’expérience
qu’ils ont vécue l’année dernière, au
cours d’une activité d’échanges qu’ils avaient
organisée avec des élèves du village
inuit d’Inukjuak, situé sur la baie d’Hudson. Une
cinquantaine d’étudiants, dont plusieurs en sciences
de l’éducation, étaient venus écouter
les conférenciers.
Deux nationalismes
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Pierre Lepage
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«
Depuis les événements d’Oka, à l’été 1990,
les relations entre les peuples québécois et
autochtone ont été marquées par une
atmosphère de confrontation entre deux nationalismes»,
a souligné Pierre Lepage. Celle-ci s’est d’ailleurs
manifestée au cours de la période de questions
qui a suivi la conférence: l’ex-député souverainiste
Pierre de Bellefeuille et l’ex-juge Marc Brière, deux
vétérans de la scène politique québécoise
qui s’étaient joints à l’assemblée des étudiants,
ont questionné les conférenciers sur le peu
d’empressement des autochtones à apprendre le français. «Pour
les autochtones, le français est souvent une troisième
langue, après leur langue maternelle et l’anglais.
Combien de Québécois parlent trois langues?
Combien de Québécois qui vivent aux abords
des réserves ont appris une langue autochtone?» a
demandé une étudiante, visiblement choquée. «Certainement
très peu», lui a concédé Marc
Brière.
Selon Pierre Lepage, c’est dans ce contexte de confrontation
qu’est apparue, durant la dernière décennie,
la conception de l’Indien privilégié ne payant
ni impôts, ni traitements d’orthodontie, ni comptes
d’électricité. En
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Marie-Andrée
Courval
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1994, un sondage SOM révélait que 52 % des
Québécois francophones étaient d’avis
que les conditions de vie des autochtones dans les réserves étaient
aussi bonnes, sinon meilleures, que les leurs. Or, tous les
indicateurs sociaux (le revenu, la scolarité, la santé,
le taux de chômage, etc.) convergent plutôt pour
décrire la pauvreté et le faible niveau de
vie des autochtones. Doreen Picard, originaire de la communauté innue
de Betsiamites, a d’ailleurs témoigné des nombreuses
difficultés liées à la crise identitaire
vécue par les jeunes dans les réserves: drogues,
violence et décrochage touchent de nombreux adolescents. «Les
jeunes qui sortent des réserves afin de poursuivre
leurs études sont pour leur part confrontés à de
sérieux problèmes d’adaptation», a-t-elle
ajouté, insistant sur l’immense effort que cela demande à certains,
surtout ceux dont les communautés sont très
isolées.
Super Mohawk
Pour illustrer les préjugés tenaces que
les Québécois entretiennent à l’égard
des Premières Nations, Pierre Lepage a présenté un
extrait vidéo des Bleu Poudre, un groupe d’humoristes
des années 90. À l’image de Super Mario,
le populaire personnage de jeu vidéo, Super Mohawk,
un petit Indien à plume, accumule des points en
fraudant le système et en se moquant des autorités. «Cette
image de l’autochtone est très proche de celle que
se font les jeunes Québécois», a affirmé le
représentant de la Commission des droits de la personne,
qui pilote, conjointement avec l’Institut culturel montagnais,
un programme éducatif, Rencontre Québécois-Autochtones,
qui a permis de joindre plus de 25 000 élèves
dans les écoles du Québec.
Cette représentation caricaturale, alimentée
par les récents événements de Kanesatake,
côtoie pourtant une image d’Épinal encore
bien vivante, si l’on en croit Marie-Andrée Courval,
qui enseigne la géographie au collège Durocher. «Pendant
les séances d’information axées sur la connaissance
de l’autre que nous avions organisées en vue de
notre programme d’échanges avec de jeunes Inuits,
nous avons constaté que nos élèves
avaient une conception très folklorique des autochtones
et qu’ils entretenaient à leur égard des
préjugés plutôt positifs. Ils les voyaient
comme un peuple vivant de la chasse et de la pêche,
très près de la nature.»
En fait, c’est surtout chez les jeunes Inuits qu’elle
a senti une grande méfiance à l’endroit des
Québécois, perçus comme des Blancs
oppresseurs. Ceux qui s’étaient laissé convaincre
de participer à l’échange ont fait preuve
d’un tel désintérêt pour les activités
qu’on avait planifiées à leur intention qu’on
a dû annuler les sorties prévues au Centre
des sciences, au Jardin botanique et au Biodôme! «Vivant
dans une petite communauté isolée de 1000
habitants, ils étaient descendus dans le Sud pour
voir la ville et les grands magasins: il a bien fallu respecter
leurs désirs», a fait valoir l’enseignante.
Si les premiers contacts, compliqués par la barrière
linguistique, se sont révélés ardus
entre jeunes Québécois et Inuits, quelques
jours de fréquentation ont quand même permis
de briser la glace. Une vidéo en témoigne:
construction d’un inukshuk sur le terrain de l’école,
démonstrations de chants de gorge par les jeunes
filles inuites et de jeux de force et d’endurance par les
garçons ont ravi les élèves québécois.
Ces derniers ont par la suite pris le chemin du Grand Nord,
où ils ont pêché, chassé et
dormi sur la banquise en compagnie de leurs nouveaux amis. À l’issue
de la rencontre, certains des jeunes Inuits ont affirmé leur
volonté de choisir dorénavant le français,
plutôt que l’anglais, comme langue seconde. Comme
quoi les voyages forment la jeunesse et rapprochent les
communautés.
Marie-Claude Bourdon