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Lucie Ringuette avec son violon qui l’accompagne depuis l’âge de 12 ans, un Clément de l’école parisienne, datant de la seconde moitié du 18e siècle. |
Quand Lucie Ringuette a commandé un archet au luthier montréalais Louis Gaucher, elle lui a demandé de fabriquer la hausse et le bouton en labradorite. La hausse, c’est la partie coulissante de l’archet. Par l’intermédiaire de la vis et du bouton, elle tend le crin qui glisse sur les cordes. Elle peut être en ébène ou en ivoire, décorée de pastilles de nacre ou incrustée de métaux précieux, mais jamais en pierre. «Regardez comme elle est belle, cette hausse», signale la violoniste.
En effet, la gemme polie du groupe des feldspaths – découverte au Labrador alors que Mozart a 24 ans – a des reflets bleutés et donne à l’archet une couleur très particulière. La labradorite ne change rien au son ample du violon baroque, mais elle dit beaucoup sur celle qui en joue. Lucie Ringuette est à la fois musicienne professionnelle et géologue.
Entre courir les arcs insulaires de l’Himalaya à la recherche de minéraux témoins de géothermobarométrie et vivre ce moment de plénitude qui enivre parfois le musicien durant un concert, son cœur balance. «À la fin de mes études musicales au conservatoire, je ne voulais pas renoncer à la science. J’aimais l’école, j’aimais la recherche, je désirais poursuivre mes études. Pourtant, je ne souhaitais pas non plus cesser de jouer du violon.»
Sans abandonner ses études scientifiques (elle a terminé une bonne partie d’un doctorat sur les roches du bouclier canadien), elle a donc continué sa carrière artistique. Le plus récent des huit disques qu’elle a enregistrés, Love Duets, avec Daniel Taylor et Suzie Leblanc sur étiquette ATMA, a été couronné disque de l’année au dernier gala des prix Opus dans la catégorie des musiques médiévale, de la Renaissance et baroque.
Invraisemblable
«Cette fille est invraisemblable, dit le chef d’orchestre Joël Thiffault, qui a enregistré plusieurs disques avec elle. Elle semble autant à son aise sous le capot de sa voiture à réparer son moteur que dans un studio d’enregistrement à discuter de l’élaboration musicale d’une œuvre.»
Dans le petit monde québécois de la musique baroque, on ne voit pas toujours d’un bon œil cette spécialiste des minéraux venir jouer dans la cour des musiciens professionnels. Elle ne leur en veut pas, mais elle a souvent constaté que ses deux carrières causaient des problèmes aux employeurs. «Les gens ont besoin de mettre des étiquettes, déplore-t-elle. À la lecture de mon CV, ils manifestent généralement du scepticisme. Ils se demandent à qui ils ont affaire…»
À l’Université de Leicester, près de Birmingham, en Angleterre, où elle a fait ses études de maîtrise en géologie, on a bien réagi à cette polyvalence. Enchantés, les universitaires britanniques lui ont ouvert les portes pour qu’elle puisse mettre à profit ses talents de musicienne. Elle a joué avec des ensembles de musique de chambre, supervisé des ateliers de violon baroque et participé aux concerts de l’orchestre de l’Université.
Enfin un emploi permanent
L’an dernier, après avoir travaillé à titre d’inspectrice de chantier pour une entreprise montréalaise d’expertises géotechniques, Lucie Ringuette s’est vu offrir un poste de commis à temps plein au Registrariat. En raison des conditions de travail supérieures à celles que connaissent beaucoup de géologues et de musiciens, elle a saisi l’occasion de devenir employée permanente à l’Université de Montréal. Elle a actuellement une affectation temporaire au Guichet étudiant. C’est elle qui répond aux demandes téléphoniques d’usagers qui éprouvent des difficultés à s’inscrire par Internet.
La musicienne et géologue de 30 ans n’est pas malheureuse d’occuper un poste qui ne met à profit aucune de ses deux spécialités. Au contraire, le travail de «neuf à cinq» lui apporte une sécurité et une sérénité qu’elle apprécie au plus haut point. Et puis elle continue de donner des concerts à l’occasion. Par exemple, elle accompagnera les Violons du Roy à Québec, en mars prochain, qui assurent la partition de l’opéra Élixir d’amour, de Donizetti.
Et elle n’a pas complètement exclu de terminer son doctorat sur les formations rocheuses de la province du Grenville, pour lequel elle a échantillonné le sol au beau milieu du parc de La Vérendrye.
À cette évocation, la jeune femme devient plus sombre. Elle est de la promotion qui a connu la disparition du Département de géologie. À son arrivée à l’UdeM, ce petit département était en pleine santé. Quelques années plus tard, il était disparu. Formellement, tous les étudiants ont obtenu l’assurance de pouvoir terminer leur programme d’études, mais dans des conditions un peu difficiles. Même les locaux autrefois occupés par les professeurs et les étudiants ont été recyclés à d’autres fins.
Dans le cas où elle ne toucherait plus à un caillou de sa vie, Lucie Ringuette demeurerait fière de sa formation. «La science nous apprend une méthode de travail, dit-elle. Avec la musique, qui nous inculque la rigueur et la discipline, je me considère comme prête à tout.»
Mathieu-Robert Sauvé