|
"Le Québec et le Canada sont en train de se transformer en valets des bio-industries", Gilles Bibeau. |
Dans sa recherche sur l’impact de la génétique dans nos vies, dont il vient de livrer les résultats dans
Le Québec transgénique (Boréal), l’anthropologue Gilles Bibeau avait prévu planter sa tente dans les grandes entreprises qui font leur pain et leur beurre de l’analyse des gènes. Sur le coup, il a été impressionné par la technologie bio-informatique. Il y a de quoi quand on voit des robots traduire en double hélice la cellule d’une plante ou d’un animal. Mais rapidement, il en a eu assez. «Quand on a vu une de ces entreprises biotechnologiques, on les a toutes vues», résume-t-il.
Ces propos expriment bien à quel point la science est aujourd’hui une affaire industrielle. Et le Canada, pays qui compte le plus d’entreprises biotechnologiques par habitant, est un acteur majeur dans ce mouvement. Mais si les gouvernements fédéral et provinciaux ont été prompts à monter dans le train en marche de la «génoprotéomique», la réflexion éthique n’a pas suivi au même rythme.
Même si cet ouvrage de Gilles Bibeau comprend plus d’une centaine d’entretiens avec différents protagonistes – du modeste chercheur aux grosses pointures comme Craig Venter, fondateur de Celera Genomics – , c’est plutôt dans la réflexion que notre Indiana Jones a plongé. Et il expose un point de vue critique sur la collusion entre universités, entreprises et gouvernement. «Appelons cela une ethnographie de la science, explique le professeur du Département d’anthropologie. J’ai voulu voir comment se construisait le discours sur la science. »
Ce discours, largement répercuté par les médias, a fait naître une mythologie de la génomique et de la protéomique qui va beaucoup trop loin. «Comme si les êtres vivants pouvaient être amputés de leur histoire, détachés du milieu physique, social et affectif dans lequel ils vivent, et dépossédés du corps qui les relie au monde, écrit-il. Un tel raisonnement risque d’abolir la vie elle-même en prétendant, paradoxalement, en débusquer la source la plus profonde.»
Sus à Cart@gène
De façon concrète, M. Bibeau s’attaque à des entreprises comme Myriad Genetics et Galileo génomique, ou encore au projet Cart@gène, qui entendent s’approprier des parties du génome humain sous le couvert de la recherche scientifique. «La science a toujours été une affaire de recherche; elle est aussi, depuis longtemps, une affaire de marché; elle est devenue, plus récemment, une affaire d’État et de compétition commerciale entre pays», peut-on lire dans Le Québec transgénique.
L’Islande s’est fait offrir par une entreprise privée, deCODE Genetics, de participer à d’importants travaux en génétique. En retour, assurait-on, la population profiterait gratuitement des médicaments issus de ces études et bénéficierait de différentes retombées positives. Malheureusement, il semble que ce «premier pays dans lequel un gouvernement ait jamais mandaté l’entreprise privée pour réaliser un programme national de génomique» ne soit pas le grand gagnant de l’entente.
Alors que deCODE Genetics (associée à la multinationale pharmaceutique Hoffman-La Roche) multiplie les demandes de brevets – on en compte 350 – découlant de ses travaux auprès de 80 000 Islandais, les critiques se multiplient du côté des élus qui ont signé ce pacte avec le diable en 1998. On doute du consentement de la population dans un projet de banque nationale de données qui remet en cause le lien de confiance entre le médecin et son patient. De plus, les associations de patients attendent en vain les retombées concrètes. Celles-ci ne sont pas pour demain. La firme cotée par Nasdaq vante plutôt sur le Web son excellent rendement.
En créant la carte génétique du Québec, Cart@gène dit vouloir mieux comprendre la prédisposition génétique de certains Québécois aux affections comme le cancer, le diabète ou les maladies du cœur. Or, «les promoteurs de Cart@gène semblent avoir tiré certaines leçons de l’expérience islandaise qui leur permettront, espèrent-ils, de ne pas commettre les mêmes erreurs que leurs collègues d’Islande».
Ainsi, le maître d’œuvre ne sera pas une entreprise privée mais un regroupement interuniversitaire, le Réseau de médecine génétique appliquée. Mais cette précaution ne convainc guère notre anthropologue, qui craint la répétition du phénomène islandais. Les deux populations se ressemblent d’ailleurs sur plusieurs points: elles sont passionnées de généalogie, possèdent de l’information précise sur leur évolution démographique et se sont développées de façon isolée.
Il serait imprudent, en tout cas, de laisser les chercheurs agir à leur guise dans les fichiers de population sans que les habitants aient été bien informés des usages qu’on entend faire de leurs gènes.
Le génome humain n’est pas un programme informatique, martèle Gilles Bibeau. C’est un langage très compliqué qui a ses propres règles de grammaire. On a eu tendance à croire que tout était simple en génétique. «On nous a beaucoup vanté les retombées médicales de la génétique, dit M. Bibeau. Les bienfaits sur la santé humaine ne sont pas spectaculaires, sauf pour certaines maladies mendéliennes. Oui, on a découvert des gènes de prédisposition. Mais un jeune homme a-t-il vraiment intérêt à savoir qu’il a 30 ou 50 % de risques de souffrir de diabète ou d’Alzheimer à 60 ans?»
Contre le réductionnisme
L’être humain ne se réduit pas à la somme de ses gènes, rappelle l’anthropologue.
Gilles Bibeau ne voudrait toutefois pas être perçu comme un obscurantiste. Lui-même titulaire d’un baccalauréat en biochimie, il se dit au contraire fasciné par l’avancement des connaissances.
Alors, on fait quoi? «On continue. Mais je crois qu’il faut revoir certaines méthodes de travail, notamment les protocoles de recherche. Il faut aussi adopter un discours plus modeste quant aux promesses des biotechnologies. Enfin, il faut encourager les équipes de recherche qui intègrent en leur sein des spécialistes des sciences humaines.»
Mathieu-Robert Sauvé
Gilles Bibeau, Le Québec transgénique, Montréal, Boréal, 2004, 453 p., 29,95 $.