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Dujka Smoje |
La musicologue Dujka Smoje déteste rester à la surface des choses. La professeure honoraire de la Faculté de musique n’hésite pas à faire sienne la maxime de Saint-Exupéry, à savoir que «l’essentiel est invisible pour les yeux». C’est pourquoi la principale préoccupation de la chercheuse n’est pas la musique, mais plutôt ce qui se cache derrière les sons.
«Pour moi, depuis toujours, la question est "Où la musique se cache-t-elle lorsqu’elle ne sonne pas?"» Cette préoccupation a tout naturellement mené Dujka Smoje vers un sujet hautement inusité dans le domaine musicologique: l’inaudible dans la musique de notre temps. L’inaudible, ce sont plusieurs aspects de cette architecture du silence que constitue la musique: le temps, l’espace, le mouvement, les valeurs esthétiques.
«Il y a une chose qui devrait paraître évidente, mais qui ne l’est pas toujours, souligne Dujka Smoje: la musique, ce ne sont pas les sons, mais les rapports entre ceux-ci. On peut comparer cela à la gravité. Nous constatons son effet, mais personne ne la voit. De même, nous constatons tous l’effet de la musique, directement tributaire de ces rapports, mais ces derniers restent inaudibles. Alors, sur quoi repose cette part inaccessible par nos sens?»
Le premier jalon posé concrètement dans cette voie de recherche hors du commun est un article paru dans le premier volume de Musiques: une encyclopédie pour le XXIe siècle (vol. 1, Musique du XXe siècle, sous la direction de Jean-Jacques Nattiez, Actes Sud-Cité de la musique, 2003). «L’audible et l’inaudible» a gagné le prix Opus 2003 dans la catégorie de l’article de l’année.
«La musique m’a toujours semblé être une provocation pour l’oreille et pour l’esprit parce qu’on ne peut la saisir. Les musicologues, en général, se racontent des histoires. Ils pensent qu’ils l’ont attrapée parce qu’ils ont en main la partition. Mais la partition n’est pas la musique! J’ai voulu aller au-delà de cette illusion, tout en sachant que c’est utopique. Alors pour moi, ce texte est une carte d’exploration, le début de quelque chose. Maintenant, je suis prête à démarrer!»
À l’origine de ce texte provocateur, qui s’éloigne du rationnel pour faire la part belle à des réflexions d’ordre ontologique sur le phénomène musical, il y a eu un séminaire. «En 1996, j’ai donné un séminaire sur l’inaudible, et c’est fou ce que les étudiants m’ont aidée. Ils sont toujours une source extraordinaire d’idées nouvelles, d’étincelles jaillissantes. Et c’est pour cette raison que j’ai osé aller plus loin. Le séminaire a servi de laboratoire d’expérimentation: il y a eu les tentatives, les culs-de-sac, mais aussi les découvertes éblouissantes.»
La musicologue amorce maintenant un projet de recherche de trois ans sur le sujet: «Entre le silence et les sons inouïs: l’inaudible dans la musique de notre temps (1960-2000)». «Je suis à la retraite depuis un an et demi, et c’est maintenant que je trouve la disponibilité pour travailler à ce qui me préoccupe vraiment. Au bout de 35 ans d’enseignement, j’ai réalisé que j’avais fait ma part, que j’étais prête à m’investir dans les choses qui demandent de la concentration et du silence. C’est un travail monastique!»
Pour cette passionnée de l’art des sons, la musicologie n’a jamais été une carrière. Elle a pourtant été pionnière dans de nombreux aspects de son cheminement professionnel: première professeure et première musicologue titulaire d’un diplôme de doctorat engagée par la Faculté de musique, Dujka Smoje a instauré de nouveaux programmes et contribué à l’implantation de la discipline au Québec. Elle a donné notamment un cours à la maîtrise et au doctorat en esthétique musicale, une première dans le programme musicologique de langue française au Québec. Entre 1989 et 1999, elle a mis sur pied et donné les premiers cours télévisés en musique au pays.
Aujourd’hui, outre ses recherches, elle dirige encore cinq thèses et un mémoire, ce qui lui permet de garder un pied à la Faculté de musique. «Je souhaite surtout faire de mes étudiants des êtres à part entière, qui pensent par eux-mêmes. Éduquée en pays socialiste, j’ai d’abord reçu une formation exigeante pour la réflexion passive du savoir, rapporte-t-elle. Ce n’est qu’en France, où j’ai continué mes études, que j’ai découvert la valeur de la démarche personnelle. Je la communique aux jeunes bien plus tôt que je ne l’ai apprise…»
Cette originalité du regard, qu’elle transmet avec force à ses étudiants, est portée par son amour du savoir et de la musique. Dujka Smoje trouve dans son travail une nourriture essentielle: «La musique nous harmonise intérieurement, nous touche là où nous avons besoin d’être touchés, et elle est un outil formidable pour faire face à l’existence. Alors, pour moi, la musicologie, c’est tout sauf une carrière: c’est un chemin de vie, une façon de trouver l’équilibre.»
Dominique Olivier
Collaboration spéciale