Les animaux sont-ils au service de l’humanité? Avons-nous des devoirs envers eux? Dans quelles conditions est-il légitime de les utiliser, de les tuer? Alliés, amis, les animaux peuvent aussi se montrer féroces et sans pitié, «comme nous le sommes pour eux, selon qu’ils nous sont utiles ou qu’ils nous nuisent, se soumettent à notre volonté ou s’y opposent», écrit la sociologue Nicole Laurin dans le liminaire du dernier numéro de la revue Théologiques : Les animaux dans la conscience humaine. Ce numéro, qui coïncide avec le 10e anniversaire de la revue (même s’il paraît avec deux ans de retard), est entièrement consacré au thème fascinant de la relation entre les êtres humains et les animaux.
Un rapport problématique
«C’est un thème très riche, très vaste, qui interpelle à la fois l’éthique, la sociologie, le droit, l’anthropologie et la théologie, ce qui correspond parfaitement à la vocation multidisciplinaire de la revue», explique Nicole Laurin, soulignant qu’un grand nombre d’essais, d’ouvrages collectifs et d’articles scientifiques ont été consacrés aux animaux depuis le début des années 90. Récemment, les crises provoquées par la maladie de la vache folle, la fièvre aphteuse ou la grippe aviaire ont réactualisé dans la conscience du public l’importance de notre rapport problématique avec le règne animal, particulièrement en ce qui concerne l’élevage industriel. Mais la question du rapport entre l’humanité et l’animalité traverse la pensée occidentale depuis toujours: même dans la Bible, les animaux entrent «par la première page et y demeurent jusqu’à la dernière», comme le démontre Olivette Genest, professeure émérite de théologie, dans sa contribution à la revue. Aristote, saint Thomas d’Aquin, Descartes et Darwin, pour ne nommer que ceux-là, se sont eux aussi intéressés à la question.
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Aujourd’hui, l’idée que «l’homme descend du singe» ne provoque plus le scandale qu’elle a déclenché à l’époque de Darwin. On laisse même tomber la recherche du fameux "chaînon manquant" qui nous relierait au reste du monde animal. «Selon certains spécialistes de la paléoanthropologie, il n’y aurait pas de seuil défini qui marquerait le passage entre les sociétés préhumaines et les sociétés humaines», dit Nicole Laurin. La technologie, le langage, la moralité, la politique, la notion du temps et peut-être même la conscience de la mort ne seraient pas le propre de l’être humain, si l’on en croit les études récentes en éthologie animale dont le professeur Jean-François Roussel commente les incidences théologiques dans un article sur la question de l’hominisation.
Dominez…
«Remplissez la terre, soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre», dit la Bible aux humains. «On a beaucoup accusé la tradition judéo-chrétienne d’être responsable des souffrances qu’on fait endurer aux animaux, mais il existe différents courants dans le christianisme et le judaïsme qui défendent le respect dû aux animaux», note Nicole Laurin. On pense à saint François d’Assise dialoguant avec «ses frères les animaux», à qui le professeur Richard Bergeron consacre un article en forme de méditation, mais aussi à un théologien contemporain du nom d’Eugen Drewermann, qui publiait récemment un ouvrage remarqué dans lequel il pose la question de l’âme des animaux, de leur immortalité et de leur salut…
Dans certaines traditions religieuses orientales, le respect dû aux animaux va jusqu’à interdire de les manger, fait remarquer Nicole Laurin. «Par contre, les Amérindiens, qui éprouvent eux aussi un profond respect pour les animaux, sont de grands carnivores. Mais ils ne tuent pas les animaux n’importe comment et leur consommation est entourée de tout un rituel.» L’importance de la viande dans la nourriture algonquine est telle qu’être végétarien est perçu, «surtout dans les bandes traditionnelles, comme une bizarrerie, une calamité, au pire comme un manque de savoir-vivre envers ses hôtes, écrit l’anthropologue Marie-Pierre Bousquet. Ce savoir-vivre implique des règles à respecter. Dans un animal, tout se mange, y compris les tripes, la graisse et les abats. Il faut consommer tout ce qui peut l’être, par respect pour l’animal.»
Jusqu’où doit aller le respect envers les animaux? «On peut donner des droits aux animaux – en 1978, l’UNESCO a d’ailleurs adopté une déclaration universelle des droits des animaux –, déclare Nicole Laurin. Mais faut-il faire des grands singes des sujets de droit? Cela pose toutes sortes de problèmes pratiques et éthiques, d’autant plus qu’on a déjà beaucoup de mal à faire respecter les droits de la personne.» Ce débat, qui n’est pas sans rappeler des discussions plus anciennes sur le droit des esclaves ou le droit des femmes, est appelé à prendre de plus en plus d’importance, croit la sociologue. «Je pense que nous sommes responsables des animaux et que nous devons considérer différents critères pour mieux les protéger en commençant, dans une perspective écologique, par nous abstenir d’envahir et de détruire leurs habitats et en nous interrogeant sur notre façon de traiter les animaux domestiques comme des êtres humains pour ensuite les faire euthanasier quand la couleur de leur pelage ne sied plus à celle de nos tapis.»
Marie-Claude Bourdon