Édition du 14 juin 2004 / volume 38, numéro 32
 
  Courrier du lecteur
Cart@gène: un désaccord qui s’amplifie sur le fond

Docteur Laberge,

Dans votre lettre publiée dans Forum le 17 mai 2004, vous vous en prenez à certains de mes propos repris par Mathieu-Robert Sauvé dans son article «Le Québec génétiquement modifié» (Forum, 15 mars). Par-delà cet article, vous visez aussi des idées défendues dans mon ouvrage Le Québec transgénique: science, marché, humanité (2004).

[…]

Au cours de mon entrevue avec M. Sauvé, j’ai fait part de quelques-unes des réserves que j’ai à l’égard du projet Cart@gène, réserves auxquelles le journaliste de Forum a fait fidèlement écho dans son texte. Le contenu de votre lettre confirme les réserves que j’ai exprimées et les renforce. Je me limiterai ici à répliquer à certaines des affirmations contenues dans votre lettre, réservant à d’autres tribunes un traitement plus complet des enjeux que soulève le projet que vous dirigez.

1) Qu’est-ce que Cart@gène? Vous dites que «Cart@gène n’est pas une forme d’OGM». Je suis évidemment d’accord avec vous. Vous ajoutez que Cart@gène est «une vaste enquête de santé publique». Je ne vois pas comment vous pouvez soutenir une telle affirmation, à moins que vous définissiez la santé publique autrement qu’on ne le fait communément. Vous savez mieux que quiconque que Cart@gène vise à dresser la carte du génome national québécois dans le but de mieux comprendre les prédispositions génétiques de certains Québécois aux maladies communes comme le cancer, le diabète ou les maladies du cœur. Pourquoi ne pas dire clairement que votre priorité (et elle est parfaitement légitime) consiste à débusquer les profils génétiques individuels (phénotypes, haplotypes, SNP) potentiellement associés à l’une ou l’autre de ces maladies? Une fois votre objectif clairement présenté, on pourra discuter de votre stratégie de recherche en se demandant, par exemple, s’il est utile de mettre sur pied une génobanque nationale pour travailler à l’identification des bases génétiques des maladies, s’il n’est pas plus opportun, et plus économique, de créer des banques d’échantillons d’ADN recueillis auprès de cohortes de malades. Ce n’est pas, me semble-t-il, en ajoutant un questionnaire sociologique portant sur les habitudes de vie des participants qu’on transforme une étude de génétique de population en une enquête de santé publique.

2) Cart@gène est-il vraiment «un projet de société»? Vous répondez oui en précisant que vous comptez réaliser ce projet ici «parce qu’au Québec tous les citoyens sont protégés par un plan d’assurance maladie universel». De nombreuses questions me viennent à l’esprit. À quelles conditions le projet d’une équipe de chercheurs, fût-elle interuniversitaire et multidisciplinaire, se transforme-t-il en un «projet de société»? Suffit-il qu’un projet s’appuie sur une institution nationale comme la Régie de l’assurance maladie du Québec, qu’il reçoive l’aval de l’Institut national de santé publique du Québec ou l’autorisation éthique de la Commission d’accès à l’information du Québec pour être considéré comme un projet de société? Faut-il qu’un échantillon représentatif de toute une population nationale (1 % par exemple) participe au projet? La prise en charge par les fonds publics est-elle essentielle pour se qualifier comme projet de société? Ou faut-il, comme en Islande, que le Parlement vote une loi pour que soit mise sur pied une génobanque nationale? En quel sens dites-vous que Cart@gène est un projet de la société québécoise? Il serait certainement utile de le dire clairement.

3) Mes réserves sur le cadre éthique. Dans votre lettre, vous précisez que Cart@gène aura recours, pour assurer la confidentialité, à une double codification et que l’Institut de populations et génétique (IPEG) détiendra la clé des doubles codes. Ce faisant, vous avez sans doute satisfait aux normes imposées par la Commission d’accès à l’information du Québec. Votre nouveau cadre éthique me pose cependant un certain nombre de problèmes. J’en évoque ici un seul, qui a trait à la prétendue indépendance de l’IPEG, aux circonstances de sa création et à son mandat. Je comprends que le retard du gouvernement à créer un observatoire national de la bioéthique ait pu vous inciter à encourager la mise sur pied de l’IPEG. Je pense néanmoins que la proximité manifeste entre les chercheurs de Cart@gène et les promoteurs de l’IPEG ne peut conférer à cet institut toute la crédibilité dont il a besoin pour encadrer la recherche québécoise en génétique des populations. Quelle autre équipe que celle des membres fondateurs de l’IPEG acceptera de reconnaître l’autorité morale d’un tel institut? Je crains qu’on aboutisse à un cul-de-sac.

4) Quelle place pour les fonds privés? Vous proclamez n’avoir «aucune association de financement avec des sources privées tant pharmaceutiques que biotechnologiques». Vous serez d’accord pour reconnaître que je n’ai jamais laissé entendre que vous seriez à la remorque de la bio-industrie. La question du financement de Cart@gène me pose néanmoins deux problèmes. Il y a d’abord l’ampleur des fonds publics à investir dans Cart@gène. Combien coûtera le projet: 25, 30 ou 40 M$? Est-ce dans ce type de recherche qu’il convient d’investir, dans un contexte où les budgets des organismes québécois de financement de la recherche (FRSQ, FRSCQ) ont diminué de manière importante? Il y a ensuite la question des fonds privés qui se doit d’être soulevée. En frappant à la porte de Génome Canada et de Génome Québec, vous saviez que des fonds de contrepartie étaient exigés, provenant éventuellement de sources privées. Si le gouvernement du Québec finance Cart@gène, par l’un ou l’autre de ses ministères, on peut penser que la philosophie dominante des PPP (partenariats public-privé) s’imposera à vous comme à tout projet du même type.

Je reconnais parfaitement que des positions différentes peuvent être prises, en toute légitimité, sur cette difficile question des PPP de même que sur les autres questions, scientifiques et éthiques, soulevées dans ma lettre. Elles méritent toutes de franches discussions.

[…]

Gilles Bibeau, professeur

Département d’anthropologie



 
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