Édition du 30 août 2004 / volume 39, numéro 1
 
  Les écrivains «fabriquent» la langue
Lise Gauvin publie au Seuil La fabrique de la langue. La critique applaudit.

Lise Gauvin publie alternativement des ouvrages de fiction et des essais.
Son plus récent livre s'intitule La fabrique de la langue.

En 1966, Réjean Ducharme ébranlait l'establishment littéraire en publiant L'avalée des avalés, qui allait le propulser parmi les grands auteurs francophones de son époque. Dans ce roman et dans les suivants (Les enfantômes, Le nez qui voque, etc.), les personnages jouissaient d'une immense liberté dans l'usage de la langue, inventant sans scrupules des néologismes fantaisistes et provocateurs.

Pourtant, en faisant soliloquer sa Bérénice loin de Grevisse et des recommandations de l'Office québécois de la langue française, Réjean Ducharme perpétuait une tradition vieille de cinq siècles. En effet, François Rabelais (1483-1553) n'agissait pas autrement avec Pantagruel et Gargantua, imaginant plus de 600 mots dont plusieurs ont franchi le second millénaire. Des exemples? «Agriculture», «amnistie», «antiphrase», «dialecticien»...

Avec La fabrique de la langue, que vient de publier au Seuil Lise Gauvin, professeure au Département d'études françaises, ce lien entre les écrivains et la langue est exploré «de François Rabelais à Réjean Ducharme», comme dit le sous-titre. Elle relève le défi avec brio s'il faut en croire Bertrand Poirot-Delpech, de l'Académie française. Il écrivait, dans Le Monde du 24 février dernier, que Mme Gauvin dresse «un historique lumineux» de cette évolution parallèle. Fabienne Dumontet, dans le même journal (12 mars), loue les chapitres «vifs et passionnants» qui portent sur les littératures francophones en dehors de l'Hexagone. Et pour ajouter au concert d'éloges, Thierry Bayle parle, dans le Magazine littéraire, d'un essai «inédit et ambitieux».

«Dans quelle mesure l'écrivain est-il ou non tributaire d'un système institué, d'un code préétabli? Dans quelle mesure conçoit-il lui-même ce code comme un outil ou un obstacle, un réservoir de possibles ou une série de contraintes auxquelles il doit se soumettre sous peine d'être exclu de la république des lettres?» C'est à ce genre de questions que s'attaque La fabrique de la langue.

Appréhensions

Jointe par téléphone à sa résidence secondaire des îles de la Madeleine, une cabane de pêcheur où elle séjourne durant l'été, Mme Gauvin se dit très flattée par ces critiques élogieuses. Elle avoue qu'elle craignait un peu les premières recensions, d'autant plus qu'il n'est pas coutume, au Seuil, de confier à un auteur «étranger» la rédaction d'un ouvrage sur la littérature française. «Je crois que mon livre propose un point de vue original sur la réflexion des écrivains sur la langue. Et je suis fière d'avoir placé dans la même continuité l'apport des écrivains francophones hors de la France, un sujet qui m'intéresse depuis plus de 20 ans.»

Tout le monde participe à l'évolution d'une langue vivante, précise Lise Gauvin. Mais l'écrivain cautionne l'usage. Comme l'a écrit Gaston Miron: «Parfois je m'invente, tel un naufragé, dans toute l'étendue de ma langue.»

Au Québec, Michel Tremblay a légitimé le français populaire quand il a écrit en joual. Aujourd'hui, les seules traces de ce parler populaire se trouvent dans les dialogues; la narration de son dernier roman, Le cahier noir, est plutôt de facture classique. Mais l'influence que cet auteur a eue, tant au théâtre que dans la littérature, se fait toujours sentir.

L'auteure de La fabrique de la langue n'étend pas qu'aux écrivains québécois cette filiation spirituelle. Les romanciers créoles et africains sont aussi concernés. Mais en choisissant le sous-titre De François Rabelais à Réjean Ducharme, Mme Gauvin affirmait clairement ses intentions.

Pourquoi Rabelais? Parce que l'auteur de Pantagruel fut le premier à user des jeux de mots avec autant de génie. «La langue de Rabelais frappe d'emblée par son côté encyclopédique et par l'étendue des connaissances qu'elle met en cause, écrit Mme Gauvin. L'érudition de l'auteur couvre tous les champs du savoir, aussi bien ceux des domaines techniques comme l'architecture ou la navigation que ceux des proverbes, dictons, usages et coutumes de l'époque.»

Pourquoi Ducharme? Parce que cet écrivain s'inscrit dans cette continuité à l'intérieur de la francophonie. Et qu'il a lui aussi un rapport ludique avec la langue.

Fictions et contes madelinots

C'est le directeur de la collection Inédit au Seuil, Jacques Dubois, qui a demandé à Lise Gauvin de rédiger cet essai il y a trois ans. L'ouvrage constitue la synthèse de 20 ans d'enseignement et de recherches sur le sujet. Maintenant que le livre est paru, l'écrivaine a d'autres projets en cours.

Depuis 1985, Mme Gauvin publie successivement des ouvrages de critique littéraire et de fiction. En 2000, elle faisait paraître chez Boréal Langagement, un essai sur les écrivains québécois et la langue. Il a été suivi en 2002 de Chez Riopelle: visites d'atelier (L'Hexagone), puis du recueil de nouvelles Arrêts sur image (L'instant même).

Actuellement, Mme Gauvin prépare un répertoire analytique des contes des îles de la Madeleine et un ouvrage de fiction.

Mathieu-Robert Sauvé

Lise Gauvin, La fabrique de la langue: de François Rabelais à Réjean Ducharme, Paris, Seuil, 2004.



 
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