|
Gilles Rondeau s'intéresse à la condition masculine depuis trois décennies. Le rapport qu'il a déposé l'hiver dernier pourrait donner lieu à un vaste débat sur les ressources destinées aux hommes en crise. |
Sur les 2800 organismes voués à la prévention dans le réseau québécois de la santé, seulement 76 s'adressent exclusivement à une clientèle masculine. «Dans certains CLSC, on doit renoncer à créer des groupes de discussion sur la violence familiale faute d'hommes capables de les animer», déplore Gilles Rondeau, professeur à l'École de service social et président du Comité de travail en matière de prévention et d'aide aux hommes.
Cette situation est inquiétante à plus d'un titre. D'une part, elle illustre le fait que les «professions d'aide», de la psychologie au travail social en passant par la psychoéducation, la criminologie et les sciences infirmières, sont pour ainsi dire abandonnées par les hommes. D'autre part, elle met en lumière une lacune importante que Gilles Rondeau dénonce depuis près de trois décennies: on n'en fait pas assez pour aider les hommes violents avant qu'ils passent aux actes.
Le 22 avril 2002, un homme séparé, Martin Brossard, mettait fin à ses jours après avoir assassiné son ex-conjointe et leurs deux fillettes. Ce drame, combiné avec la grève de la faim d'un ancien commentateur sportif de Radio-Canada, Gordon Sawyer, près d'un an plus tôt, a poussé le gouvernement du Québec à instaurer le comité dont la présidence est assurée par le professeur de l'Université de Montréal. «C'est bien connu que les hommes attendent d'être au fond du baril avant de consulter des spécialistes en santé mentale, explique-t-il. Mais ceux qui demandent de l'aide n'obtiennent pas toujours un service adapté à leurs besoins. Notre rapport trace un portrait de la situation actuelle à ce chapitre, mais il ne s'arrête pas là. Le Comité formule 16 recommandations précises qui s'adressent au gouvernement et aux ministères concernés.»
Pas tous des hommes à problème
Le rapport mentionne que «les préjugés sont tenaces» et que «les difficultés vécues par les hommes sont souvent mésestimées ou ignorées», et ce, «même si la majorité des hommes québécois se portent bien». «Cela peut paraître paradoxal, ajoute Gilles Rondeau, mais les hommes ne sont pas tous malheureux. On peut même dire qu'ils sont en meilleure santé qu'il y a 50 ans.
L'espérance de vie s'est allongée considérablement par exemple.»
Certains chiffres relatifs à la santé des hommes sont pourtant inquiétants. La santé physique d'abord: les hommes souffrent d'embonpoint, d'hypertension, et subissent des accidents vasculaires cérébraux. Les maladies du coeur constituent chez eux la première cause de décès. Ils fument plus que les femmes et sont atteints en plus grand nombre du cancer du poumon. Leur taux de cholestérol est trop élevé, ils font peu d'exercices et sont très touchés par le diabète. Autre facteur qui n'aide pas leur cause: ils se soignent beaucoup moins que les femmes.
En santé mentale, rappelons que le trouble de l'attention touche de trois à sept fois plus de garçons que de filles.
Toxicomanies, problèmes de la personnalité et dépression font des ravages. De plus, les statistiques sur le suicide demeurent alarmantes: quatre fois plus élevé que chez les femmes, il a connu une progression constante depuis 20 ans. «Depuis 1995, le Québec est la seule province canadienne à voir son taux global de suicide continuer de croître», rapporte le Comité.
Parmi les facteurs susceptibles d'expliquer ces tristes réalités, on mentionne cinq éléments qui ont concouru à transformer les comportements familiaux au Québec à partir des années 60: la fin de l'hégémonie de l'Église catholique, les revendications des groupes de femmes, la reconnaissance du divorce, l'arrivée de la pilule contraceptive et l'entrée massive et permanente des femmes mariées sur le marché du travail. Ces changements ont contribué à ébranler l'identité masculine, qui ne s'en est pas encore totalement remise, semble-t-il.
«Les jeunes générations ont peut-être intégré de façon plus positive ces bouleversements, note M. Rondeau. Mais des problèmes demeurent. Si les métiers traditionnellement masculins en droit, médecine ou administration se sont ouverts aux femmes, l'inverse ne s'est pas produit. Les hommes n'ont pas investi des champs traditionnellement féminins.»
On n'a qu'à regarder les photos des promotions de l'École de service social dans le corridor qui mène au bureau de Gilles Rondeau pour s'en apercevoir. Alors que la proportion des diplômés était également répartie entre hommes et femmes il y a 25 ans, les plus récentes cohortes ne comptent plus que cinq ou six hommes par année.
Vaste consultation
Déposé au bureau du ministre de la Santé et des Services sociaux, Philippe Couillard, le 7 janvier 2004, le rapport intitulé Les hommes: s'ouvrir à leurs réalités et répondre à leurs besoins a été rendu public le printemps dernier et fait actuellement l'objet d'une consultation dans l'ensemble du réseau de la santé. «Nous ne voulons pas qu'il demeure sur une tablette, mentionne le président Rondeau, qui était entouré d'une brochette d'experts et d'intervenants communautaires pour travailler à ce projet. Le ministre doit annoncer son intention et nous allons le talonner pour qu'il respecte ses promesses.»
Pour les auteurs du rapport, la balle est dans le camp du ministre Couillard. Bien que le parti au pouvoir ait changé depuis trois ans, un article de La Presse du 8 juin 2001 mentionnait que le ministre de la Santé et des Services sociaux était prêt à injecter des «ressources nouvelles» dans le secteur de l'aide aux hommes en situation de crise. L'avenir révélera si le nouveau ministre se sent lié par cet engagement.
Quand on demande au président du Comité à laquelle des 16 recommandations il tient le plus, il a cette réponse laconique: «Une seule, ce n'est pas assez!»
Mathieu-Robert Sauvé
On peut consulter le rapport du Comité sur le site du ministère de la Santé et des Services sociaux à l'adresse <www.msss.gouv.qc.ca>, sous la rubrique «Publications».