Du 4 au 8 octobre se déroule à Montréal la quatrième conférence mondiale des journalistes scientifiques, réunissant quelque 400 spécialistes de différents pays. Cette rencontre a pour but d'« aider les journalistes à améliorer leurs techniques pour faire face à la complexité croissante de la science », de « promouvoir le rôle des journalistes scientifiques au sein du milieu scientifique, de la société et des médias » et d'« encourager les journalistes scientifiques de différents pays à échanger des informations et à partager leurs trucs et leurs expériences ».
Forum en a profité pour interroger quelques journalistes et membres de la communauté universitaire sur les relations qu'ils entretiennent.
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«Quand je vais aux États-Unis, je parle anglais. Quand je vais à la télévision, je parle en vidéoclip», dit le professeur André Lafrance, qui se laisse ici interviewer par un reporter en herbe. |
Un sondage publié ce mois-ci dans le périodique
Affaires universitaires révèle que les chercheurs d'universités canadiennes en médecine, sciences de la santé, sciences infirmières, commerce et administration publique ont une nette préférence pour la publication savante, par opposition aux médias grand public. «Sur une échelle de 1 à 5, le fait d'être le "premier auteur d'un article dans une revue influente" arrive en tête de liste (4,28). En revanche, produire un "document en langage clair à l'usage du public ou de décideurs" obtient le plus bas score (2,43)», peut-on lire dans le numéro d'octobre 2004 sous la plume de Léo Charbonneau.
«Moi, je n'ai tout simplement pas le temps de répondre aux demandes des médias», dit la vétérinaire Diane Frank, dont l'expertise dans le domaine des troubles comportementaux des animaux domestiques pique régulièrement la curiosité des journalistes. Quand un reporter a voulu l'interviewer, récemment, elle lui a donné rendez-vous... dans un an. C'est qu'elle a décidé de mettre les bouchées doubles pour «performer» sur le plan professionnel. «Les jeunes professeurs ressentent une pression énorme pour produire des articles scientifiques, explique-t-elle poliment. Puis il y a l'enseignement et les consultations cliniques.»
Directeur des communications et du recrutement de l'Université de Montréal et ancien professeur à l'Université Laval, Bernard Motulsky ne forcera jamais un chercheur à répondre aux invitations des journalistes. «Mais le chercheur qui le fait en tirera profit, croit-il. Une visibilité accrue peut stimuler les interactions avec d'autres collègues, inciter les organismes subventionnaires à lui faire confiance. Et sur le plan collectif, c'est encore plus important. Depuis 10 ans, les gouvernements ont fait beaucoup pour améliorer le soutien à la recherche. Si l'on veut que cela continue, les chercheurs doivent rester présents dans les médias. C'est par eux que le public apprend ce qui se passe autour de lui.»
Influencer la société
André Normandeau, professeur à l'École de criminologie, estime que les apparitions à la télévision ou les citations dans les journaux à grand tirage peuvent engendrer le changement social. «Sans rêver en couleurs, je crois qu'il peut arriver que nos idées soient reprises par d'autres et qu'elles aient un véritable impact sur le plan politique, dit-il. Certainement plus, en tout cas, que si nous restons dans notre bureau.»
M. Normandeau invoque aussi la responsabilité d'un chercheur universitaire, dont le salaire est payé par les contribuables. «Je suis bien conscient qu'il y a des personnes mal à l'aise avec les médias. Bien sûr, les médias ont leurs règles: on doit couper court à la nuance, synthétiser sa pensée. Tout le monde n'a pas envie de jouer le jeu.»
Il est arrivé souvent à André Normandeau d'être mal cité ou de vivre une mauvaise expérience avec un journaliste. Sa réaction? «Ça fait partie des risques du métier. Il ne faut pas fermer la porte à tous les journalistes parce qu'un d'entre eux vous a fait mal paraître...»
André Lafrance partage avec le criminologue cette attitude conciliante. «Je considère cela comme une obligation», déclare le professeur du Département de communication. Il mentionne d'ailleurs dans son curriculum vitæ ses apparitions dans les médias, «même si je sais qu'elles ne donnent rien sur le plan de la carrière universitaire», précise-t-il.
M. Lafrance va plus loin et affirme qu'on devrait monnayer symboliquement le temps d'antenne qu'on offre à l'établissement qui nous embauche. «Les 15 secondes durant lesquelles un professeur apparaît au Téléjournal, c'est de la publicité gratuite pour son université! Les futurs étudiants qui regardent la télévision à ce moment-là s'en rappelleront peut-être lorsqu'ils feront une demande d'admission.»
Il arrive bien entendu que les chercheurs voient leur interview d'une heure être réduite à une ou deux phrases dans des reportages qui ne leur rendent pas justice. Mais encore là, ce sont les risques inhérents au mariage de raison entre universités et médias. André Lafrance insiste toujours pour que son nom et celui de son université figurent clairement dans la présentation. «Il faut savoir s'adapter à notre auditoire. Par exemple, je ne m'adresse pas aux journalistes de la même façon qu'aux collègues universitaires. Quand je vais aux États-Unis, je parle anglais. Quand je vais à la télévision, je parle en vidéoclip.»
À ceux qui refusent de jouer le jeu des médias, il suggère lui aussi d'avoir une petite pensée pour ceux et celles qui signent le chèque de paie. «Si vous êtes mal cités, dites-vous que ce n'est pas grave, dans trois jours personne ne se souviendra des détails», conclut-il en riant.
Le point de vue des journalistes
Pour les journalistes, les universitaires sont des alliés précieux, même si leur discours est parfois un peu aride. Yannick Villedieu, animateur de l'émission scientifique Les années-lumière, à la première chaîne de Radio-Canada, fait remarquer que les chercheurs sont de façon générale assez conscients de leurs responsabilités en matière de vulgarisation. «Mais cela n'a pas toujours été le cas, ajoute le doyen du journalisme scientifique au Québec. Dans les années 70, au congrès de l'ACFAS, je me rappelle que les organisateurs avaient été très embêtés par une demande bizarre qui leur avait été formulée: des journalistes voulaient assister aux conférences! Ils se demandaient quoi faire.»
En 30 ans, le Québec a connu un formidable essor scientifique. Reflétant ce contexte, les journalistes ont été nombreux à plonger dans la génétique, la pharmacologie, la biologie, l'informatique et tutti quanti. Aujourd'hui, les journalistes sont parfois plus nombreux que les chercheurs dans les colloques de l'ACFAS...
«Je crois que, globalement, les relations entre les chercheurs et les journalistes se sont améliorées au fil des ans, observe Pierre Sormany, rédacteur en chef de l'émission Découverte. Autrefois, certains chercheurs craignaient qu'un excès de publicité dans les grands médias puisse nuire à leur crédibilité auprès de leurs collègues. Ce n'est plus le cas. Ils sont conscients de la nécessité, tant financière que sociale, de faire connaître leurs résultats de recherche. Mais il arrive bien sûr, à l'occasion, qu'on tombe sur un chercheur débordé qui refuse de nous rencontrer ou de nous parler parce qu'il a l'impression d'avoir "déjà donné", comme on dit. Mais on ne peut certes pas parler d'une situation problème, bien au contraire.»
De son côté, Yannick Villedieu n'a pas trop de mal à trouver des universitaires capables de s'exprimer avec un langage précis sans verser dans la langue de bois. Pourtant, ses interlocuteurs sont nombreux à insister lourdement sur les nuances, quitte à noyer le message. Il a appris à vivre avec cet impondérable. «Le vocabulaire de la science est de nature prudente, alors que les médias cherchent des nouvelles. Ces réalités ne vont pas toujours ensemble.»
M. Villedieu a été le premier à annoncer au Canada la découverte du sida, à la suite d'une présentation du Dr Luc Montagnier à laquelle il avait assisté. «Mais mon reportage était si nuancé que les réalisateurs l'avaient relégué à la toute fin du bulletin, comme une nouvelle sans importance», ricane-t-il.
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Raymond Lemieux |
Raymond Lemieux, rédacteur en chef de
Québec Science, a lui aussi constaté une amélioration des rapports entre chercheurs et journalistes. Mais il ne croit pas que les universitaires doivent tout faire. «On n'a pas à demander aux chercheurs de faire le travail des journalistes. À chacun son savoir-faire.»
Clonage et dérapage
Raymond Lemieux est sévère à l'endroit des médias qui ont laissé passer la supercherie de la décennie, soit l'annonce de la naissance du bébé cloné de la secte de Raël. «Personne n'a pu donner de perspective critique à ce canular ridicule», déplore le journaliste, qui qualifie cette bavure de «catastrophe médico-scientifique».Annoncée en plein temps des fêtes, moment où les journalistes spécialisés sont loin de leur bureau, cette nouvelle est passée comme une lettre à la poste pour faire rapidement le tour du monde. «Opération relations publiques réussie. Mais pour l'esprit critique, c'est raté.»
Côté «coups de sang», Pierre Sormany a une aversion particulière pour l'annonce de la découverte du gène d'une maladie multifactorielle comme la dépression, le cancer, l'obésité, la schizophrénie, le tabagisme, l'homosexualité... «Et la bêtise, avec ça? J'espère que les années de glorification abusive de la génétique sont derrière nous.»
De façon générale, la compréhension du rôle des journalistes scientifiques s'est à son avis améliorée dans la communauté scientifique. «Les chercheurs manifestent moins de réticence et de susceptibilité à l'égard des journalistes rattachés à des équipes crédibles. Leur réserve concerne davantage les quotidiens, les hebdos ou les petits magazines, où les journalistes sont souvent pressés et l'espace restreint, et avec lesquels les chercheurs ont parfois eu de mauvaises expériences dans le passé.»
Mathieu-Robert Sauvé
Un atelier de la DCR permet d'apprendre le langage des journalistes |
«Auriez-vous un expert sur l'impact sociologique des cordes à linge?»
Quand une recherchiste de Radio-Canada lui a posé cette question, Sophie Langlois, attachée de presse de l'Université de Montréal, n'a pas paru surprise. Elle a consulté ses banques de données et rapidement trouvé un spécialiste capable de donner un point de vue «expert» sur le sujet du jour.
Depuis janvier 2004, Sophie Langlois et son adjointe, Julie Cordeau-Gazaille, ont reçu 1590 demandes de journalistes. Ce sont près de 9 demandes par jour, en moyenne, soit trois fois plus qu'en 1998-1999. Toutes les demandes ne sont pas aussi inusitées, mais elles répondent presque toujours à un besoin urgent. «Nous essayons de traiter ces demandes avec rapidité, dit Mme Langlois. C'est parfois une question d'heures, sinon de minutes.»
Au cours des cinq dernières années, Bernard Motulsky a organisé une dizaine d'ateliers de formation sur les relations avec les médias. Ouverts à tous les chercheurs, ils visent à les sensibiliser au travail journalistique. Comprenant une partie théorique et une partie pratique (qui inclut une simulation d'entrevue télévisée avec un journaliste professionnel), les ateliers sont offerts sur demande quand le nombre le justifie.
«Tous les professeurs devraient suivre cet atelier», estime Monique Cormier, professeure au Département de linguistique et de traduction. Spécialiste des dictionnaires et membre du conseil de l'Office québécois de la langue française, Mme Cormier a souvent des appels de journalistes pressés. «Avant la formation, je ne savais pas quoi leur dire. Je me sentais bousculée, et parfois je craignais qu'on m'entraîne sur le terrain politique.»
L'atelier élaboré par la Direction des communications et du recrutement (DCR) a permis à Mme Cormier de «mieux comprendre ce que voulaient les journalistes». Mais elle n'a pas renoncé à sa rigueur scientifique. Au contraire, elle a résolu d'exiger une période de réflexion avant de répondre aux questions. «Je ne réponds jamais sur-le-champ aux demandes par téléphone, explique-t-elle. Parfois, une quinzaine de minutes suffisent pour préparer le message qu'on veut véhiculer.»
M.-R.S. |