Édition du 15 novembre 2004 / volume 39, numéro 11
 
  Les aveugles «voient» les sons
Frédéric Gougoux cible les régions cérébrales activées chez les non-voyants

Frédéric Gougoux éprouve une affection particulière pour cette toile de Goya intitulée Le guitariste aveugle parce qu'elle évoque à la fois la vue ­ manquante ­ et les sons.

À l'heure de pointe, traverser les rues du centre-ville de Montréal n'est pas une mince affaire. On n'a parfois pas assez de deux yeux pour voir venir à la fois les voitures, les vélos et les piétons. Mais les aveugles alors, comment y arrivent-ils? La réponse est à la fois simple et inattendue.

En effet, selon les dernières recherches en neurosciences, le cerveau aurait la capacité de s'adapter à l'environnement dans lequel il évolue. Ainsi, chez les non-voyants, la région occipitale, généralement associée à la vision, serait donc récupérée au profit de l'audition. En d'autres mots, les aveugles pourraient «entendre» ce que d'autres «voient».

Depuis plus de cinq ans, les chercheurs du Centre de recherche en neuropsychologie et cognition (CERNEC) du Département de psychologie ont réussi à mettre en lumière les capacités auditives étonnantes des personnes non voyantes. Déjà, en 1998, l'étudiante au doctorat Nadia Lessard avait démontré que certains aveugles de naissance avaient une certaine facilité à localiser les sons dans l'espace.

Frédéric Gougoux

«Dans une chambre anéchoïque [sans écho], Mme Lessard avait réparti 16 haut-parleurs. Des sujets voyants et non voyants, dont la tête était immobilisée, devaient indiquer du doigt l'endroit d'où venaient les sons émis tour à tour par ces haut-parleurs», résume Frédéric Gougoux, un candidat au doctorat qui poursuit aujourd'hui, pour les besoins de sa thèse, les travaux de Mme Lessard. Au départ, les voyants et les non-voyants ont obtenu des résultats similaires. Mais les choses se sont compliquées quand on a demandé aux sujets de se boucher une oreille. Alors que la moitié des non-voyants arrivaient toujours à indiquer précisément d'où provenaient les sons, les personnes voyantes n'y parvenaient plus du tout.»

Quelques années plus tard, un second étudiant du nom de Charles Leclerc a repris l'expérience, à une différence près: il a placé des électrodes sur le scalp des sujets. L'enregistrement de l'activité électrique du cerveau a montré que la région cérébrale située à l'arrière de la tête s'activait de façon exceptionnelle lorsque les aveugles localisaient les sons.

Imagerie de pointe

La colonne de gauche représente le cerveau de non-voyants qui ont obtenu une performance supérieure aux voyants (colonne de droite) en localisation auditive et à d'autres non-voyants (colonne du milieu). L'oeil averti observera en effet que les cerveaux de la première colonne présentent des activations des aires occipitales.

À son tour, Frédéric Gougoux a désiré pousser ces résultats un peu plus loin. Grâce à la tomographie par émission de positrons, mieux connue sous l'appellation anglaise PET-Scan, il a voulu aller voir plus précisément ce qui se passait dans le cerveau des non-voyants au moment de la localisation sonore. Franco Lepore, professeur au Département de psychologie et directeur du CERNEC, ainsi que Robert Zatorre, professeur à l'Institut de neurologie de l'Université McGill, ont accepté de diriger ses travaux. Maryse Lassonde, professeure au même département, a aussi accepté de collaborer aux travaux de l'étudiant.

Au départ, M. Gougoux a tenté de recruter les sujets qui avaient déjà participé aux expériences de Nadia Lessard et de Charles Leclerc. Dans certains cas, cela n'a pas été possible. Mais avec l'aide de l'Institut Nazareth et Louis Braille, de la Montreal Association for the Blind et du Regroupement des aveugles et amblyopes du Montréal métropolitain, l'étudiant a constitué sa propre cohorte. Toutes les personnes non voyantes sélectionnées étaient aveugles de naissance ou avaient perdu la vue à un jeune âge, soit avant la puberté.

Après un test de sélection qui s'est déroulé à l'Université de Montréal, 12 sujets non voyants ont été retenus. «Comme on s'y attendait, plusieurs d'entre eux ont obtenu une performance supérieure à celle des voyants lorsque les essais ont été réalisés en mode monaural, c'est-à-dire avec une seule oreille, souligne M. Gougoux. Sur les 12 sujets, 5 ont enregistré des résultats exceptionnels.» Sept sujets témoins, voyants, ont aussi été sélectionnés.

L'équipe s'est ensuite déplacée à l'Institut de neurologie, plus précisément au Centre d'imagerie cérébrale McConnell. «Nous avons intégré une couronne de haut-parleurs dans le tube d'un scanner, précise l'étudiant. Les sujets, dont la tête était immobilisée dans le tube, tenaient dans leur main une manette de jeu vidéo. Ils devaient indiquer d'où venait le son entendu à l'intérieur de la machine avec la manette.» Grâce au PET-Scan, le jeune chercheur et son équipe ont constaté qu'au cours de l'exercice, chez les sujets les plus performants, un débit sanguin cérébral important était dirigé vers la zone occipitale du cerveau. «Nous avons réussi à cibler de façon précise les régions cérébrales activées chez les non-voyants, poursuit-il. Comme nous l'avions anticipé, certaines de ces zones sont normalement associées à la vision.»

Zone occipitale active

Victoire supplémentaire: M. Gougoux a constaté que le débit sanguin cérébral irriguant la zone occipitale des sujets non voyants était directement proportionnel à leur performance. Autrement dit, plus le sujet avait de facilité à repérer les sources sonores, plus sa zone occipitale était active. «Ceci vient confirmer les hypothèses que nous avions émises jusqu'à maintenant», se réjouit-il.

Frédéric Gougoux et ses collaborateurs comptent publier les résultats de leurs recherches dans la revue PloS Biology d'ici les prochains mois. Décidément, la carrière de l'étudiant semble bien lancée. Au mois de juillet dernier, il cosignait un article dans la revue Nature où des chercheurs de l'UdeM et de l'Université McGill démontraient que les personnes ayant perdu la vue en bas âge arrivaient mieux que les voyants à discerner certaines notes de musique. «Il reste encore tellement de choses à comprendre sur le cerveau humain, remarque-t-il. C'est très stimulant de travailler dans un domaine si fertile en découvertes. Ça explique peut-être notre succès.»

Dominique Forget
Collaboration spéciale



 
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