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La maturation d'un classique prendrait au moins un siècle. |
Qu'ont en commun Homère, Henry James, Tolstoï, Balzac, Ralph W. Emerson et le jésuite Paul Le Jeune, outre le fait que ce sont des auteurs? Leurs oeuvres méritent toutes, selon Robert Melançon, d'être classées parmi les classiques.
Mais qu'est-ce qu'un classique et qu'est-ce qu'un classique québécois? C'est ce que cherche à définir le professeur Melançon, du Département d'études françaises, dans un essai coédité par les PUM et Fides dans la collection Les grandes conférences. L'ouvrage fait suite à une conférence présentée au cours d'une journée d'étude organisée par le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises le 6 mai dernier.
Définir ce qu'est un classique n'est pas aisé puisque la perception des oeuvres varie selon le temps et selon les cultures. De façon générale, «un classique est une oeuvre possédant une valeur reconnue, qui fait référence, qui constitue un modèle et qui a une certaine ancienneté. Il vaut dans une société donnée et le public lecteur doit l'avoir adoptée. Un livre qui n'intéresse que les érudits cesse d'être un classique», résume Robert Melançon, s'inspirant de Sainte-Beuve. Chacun de ces critères est nécessaire mais insuffisant pour faire d'une oeuvre un classique.
De son propre aveu, la définition qu'il propose est une définition stricte et son texte se veut même provocateur, ayant été écrit pour susciter le débat.
Dans un premier temps, l'auteur énumère les divers sens que le terme possède, à commencer par celui que lui a donné le latiniste Aulu-Gelle au 2e siècle et qui a encore cours: les classiques sont les auteurs du plus ancien groupe d'orateurs et de poètes. En ce sens, «un classique est un livre ancien qu'on lit aujourd'hui».
Le national et l'universel
Tout le débat nourri par cet essai tourne autour de deux caractéristiques que peut présenter un classique, soit un caractère national ou un caractère universel. Ces deux éléments n'étant pas contradictoires, on peut les retrouver dans un même ouvrage.
Le classique national peut même concourir à former l'âme d'une nation. «On n'appartient vraiment à une société que si on connaît ses classiques, écrit Robert Melançon. On n'est pas tout à fait américain, ou on l'est d'une manière pauvre et approximative, si on ignore tout des Federalist Papers et des Essais d'Emerson.»
Mais loin de lui l'idée de mettre le classique au service de la cause nationale. Le nationalisme culturel en littérature lui apparait comme une exagération du caractère local inévitable, un repli régional qui mène au cul-de-sac. L'auteur salue même la «dénationalisation» récente de la littérature québécoise.
«Nous n'avons pas besoin de classiques québécois pour compléter les attributs de notre nation, ni pour trouver en eux un motif de fierté au nom de cet incompréhensible sentiment qu'on appelle patriotisme. Nous en avons besoin pour nous mettre à l'épreuve.»
Nous mettre à l'épreuve de l'universalité et du grand frère qu'est la France. Pour le professeur, le Québec n'a pas de complexe à avoir face à la France: outre la qualité de sa production, «la réputation d'une culture est liée à la puissance économique du pays», déclarait-il à Forum.
Bien sûr, la littérature québécoise ne pèsera jamais lourd vis-à-vis de la littérature franco-française et, à son avis, il n'y a pas lieu de s'en offusquer: «C'est dans l'ordre des choses et c'est le lot d'une littérature qui n'a pas sa langue propre.» Québec n'est pas Venise, donne-t-il comme exemple, mais ceci ne l'empêche pas de figurer en bonne place au patrimoine mondial de l'UNESCO. L'église de Saint-Jean-Port-Joli n'est pas Chartres, mais elle demeure un échantillon de la beauté universelle.
La question des classiques québécois doit en fait se poser dans la perspective d'une «littérature qui se fait» et d'une «tradition de lecture à inventer».
Cinq classiques
Pour le littéraire, il ne fait pas de doute que des productions typiquement nationales revêtent en même temps un caractère d'universalité, essentiel au classique. Bonheur d'occasion, Le survenant, les poèmes de Saint-Denys Garneau en sont des exemples. Même Les belles soeurs, oeuvre teintée linguistiquement s'il en est, traduite en italien et en anglais irlandais, ont une portée universelle permettant aux lecteurs étrangers de s'y reconnaitre.
Mais Robert Melançon ne range pas pour autant ces oeuvres parmi les classiques québécois parce qu'elles sont trop récentes. Un classique doit passer l'épreuve du temps. Le professeur s'en prend donc aux critiques littéraires qui commettent des abus de langage en qualifiant une oeuvre de «classique instantané» ou, pire encore, de «classique potentiel».
La maturation d'un classique prendrait au moins un siècle. À ses yeux, cinq oeuvres québécoises répondent, en dernière analyse, à l'ensemble des critères: les Relations des Jésuites, les Lettres spirituelles et historiques de Marie de L'Incarnation, la correspondance d'Élisabeth Bégon, l'Histoire du Canada de François-Xavier Garneau et les poésies d'Émile Nelligan.
Dépêchez-vous d'aller les lire si vous voulez vraiment appartenir à la société d'ici!
Daniel Baril
Robert Melançon, Qu'est-ce qu'un classique québécois?, Montréal, PUM et Fides, 2004, 58 p.