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La plaque commémorative, posée sur la façade ouest du bâtiment de l'École Polytechnique, honore la mémoire des victimes de la tragédie du 6 décembre 1989. |
«Y'a deux occasions où j'aurais pu faire quelque chose et arrêter le gars, où j'aurais vraiment pu faire quelque chose, pis ça j'y repense. J'ai des remords, je me sens coupable. Je cherche l'occasion de me retrouver dans la même situation pour faire de quoi et me racheter. Je me sens ben coupable de ne pas avoir fait plus.»
Ce témoignage d'Alex (nom fictif) figure dans le mémoire de maîtrise qu'a déposé Geneviève Parent sur les victimes oubliées de la tuerie de l'École Polytechnique. Il exprime la culpabilité, un sentiment récurrent chez les gens qui étaient présents à l'école de génie le 6 décembre 1989, lorsque Marc Lépine s'est présenté armé d'un fusil semi-automatique, tuant 14 jeunes femmes. Sur son parcours meurtrier, il a blessé une quinzaine d'autres personnes qui ont tâché de se refaire une vie à partir de là.
Le travail de la criminologue a consisté à rencontrer les hommes et les femmes qui ont survécu à la fusillade après avoir eux-mêmes reçu des balles ou aperçu le tueur. «Je me suis intéressée aux conséquences à long terme de cette tragédie chez les témoins et les blessés. Je peux vous dire qu'elles sont très sérieuses. Les survivants de la fusillade ont dû reconstruire leur vie. Comme s'ils avaient jusque-là bâti un château de cartes et qu'un coup de vent l'avait balayé. À partir de ce jour, plus rien n'a été pareil.»
Combien y a-t-il eu de blessés exactement? Difficile à dire. On sait, en tout cas, que 21 dossiers liés aux événements de l'École ont été ouverts au service d'indemnisation aux victimes d'actes criminels (IVAC). Jointes par téléphone ou par courrier, plusieurs victimes ont refusé de participer à l'étude de Mme Parent. Certaines ont manifesté de l'agressivité quant à sa proposition, considérant qu'elles n'avaient aucun intérêt à replonger dans cette histoire. D'autres, au contraire (un homme et six femmes), ont partagé leurs émotions et leurs points de vue avec beaucoup d'ouverture. «Et de générosité, ajoute Mme Parent. Ils savaient qu'ils livraient un témoignage précieux. Je leur en suis reconnaissante.»
Conséquences d'une hécatombe
Si l'on a beaucoup parlé des familles éprouvées des jeunes filles assassinées, peu de spécialistes se sont penchés sur le cas des autres victimes directes mais qui ne sont pas tombées sous les balles de Marc Lépine. Or, il se trouve qu'une branche de la criminologie, la victimologie, étudie les effets des crimes chez les individus. C'est d'ailleurs à la demande de l'IVAC que l'École de criminologie de l'Université a été invitée à travailler sur ce sujet.
Geneviève Parent a cherché à examiner cinq types de conséquences à long terme de l'hécatombe: économiques, sociales, existentielles, physiques et psychologiques. «Les victimes ont subi des séquelles importantes à chacun de ces plans. Économiquement, par exemple, cela a été très dur. Certains ont abandonné le génie et ont dû repartir presque à zéro dans leur vie professionnelle. D'autres se sont vu refuser des indemnités parce que les programmes de l'IVAC ne sont pas éternels. Il y a aussi eu des faillites personnelles.»
Le souvenir de Marc Lépine peut être très vif sur le plan émotif (un témoin raconte qu'il ne pouvait pas se coucher sans imaginer des cadavres gisant autour de lui) ou encore carrément physique: organes perforés, membres paralysés, défiguration. «Au cours d'une conversation au téléphone avec l'une des victimes que nous souhaitions interviewer et qui porte des traces importantes de ses blessures au visage, peut-on lire dans le mémoire déposé en 1999, il est apparu assez évident que ses cicatrices et ses handicaps soulevaient des émotions et des obstacles très difficiles à vivre, parfois même insurmontables, et ce, quotidiennement.»
Isolement social, insomnies, cauchemars, la tuerie de Polytechnique a ébranlé l'équilibre de nombreux témoins oculaires et victimes. «Plusieurs conséquences négatives se manifestent encore, neuf ans après la tragédie: loisirs limités ou modifiés, relations interpersonnelles détériorées ou brisées, changement d'orientation professionnelle à rabais...»
Dans son mémoire de plus de 200 pages, elle conclut que les victimes peuvent souffrir à long terme de l'état de choc post-traumatique. «Malgré l'amélioration de plusieurs symptômes psychologiques, écrit-elle, certains se sont cristallisés, jusqu'à devenir résiduels, parmi lesquels différents degrés de peur, l'hypervigilance, l'insécurité, la culpabilité, l'évitement, les émotions exacerbées ou réfrénées, l'activation neurovégétative, l'irritabilité, les excès de colère, les sursauts.»
Commémorations discrètes
Bien malgré elles, certaines survivantes ont vu leurs images être maintes fois diffusées dans les médias. Elles sont parfois reconnues dans la rue par des gens qui «veulent prendre des nouvelles». Cette attitude provoque chez elles des réactions ambiguës. C'est «réconfortant pour les unes et agressant pour les autres».
C'est d'ailleurs par respect pour les victimes et leurs proches que l'École Polytechnique commémore l'événement avec sobriété. Pas de grande cérémonie pour souligner le triste anniversaire. Tôt le matin du 6 décembre, une gerbe de 14 roses blanches sera déposée devant la plaque commémorative fixée au mur du bâtiment principal. Des rubans blancs, symbole de la lutte contre la violence faite aux femmes, seront disponibles au bureau de l'Association des étudiants de Polytechnique. Vers 10 h 45, un message à l'interphone de l'École invitera la communauté polytechnicienne à observer une minute de silence à 11 h. Les activités pédagogiques et sociales sont interrompues pour la journée.
Geneviève Parent n'a pas gardé le contact avec les personnes interviewées dans son mémoire.
Mais elle se souvient d'avoir abordé avec elles la question de la date anniversaire, toujours délicate. «Les survivants disent que c'est important de souligner l'événement de façon collective. Cela leur permet de valider leur expérience. Mais il est tout aussi important de le faire avec mesure.»
Les fusillades de l'Assemblée nationale, de Polytechnique et de l'Université Concordia, où un professeur a tué trois personnes, ont montré que Montréal n'était pas à l'abri des mass murders comme il s'en produit à l'occasion chez nos voisins du Sud. La recherche de Geneviève Parent avait pour but de mieux faire connaître leurs conséquences à long terme afin de réagir correctement la prochaine fois... si une autre tragédie de ce genre se produit. «Les interventions et les traitements doivent être maintenus tant que la victime en a besoin, et son entourage immédiat doit y participer et être soutenu s'il en éprouve la nécessité. Enfin, plus le temps avance, plus l'aide doit être individualisée et adaptée aux besoins et au cheminement de chaque personne.»
Mathieu-Robert Sauvé