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Comment répondre clairement et brièvement à l'incontournable question «Que fais-tu ces temps-ci?» lorsqu'on travaille sur la théorie mathématique des supercordes? |
Voici venu le temps d'un autre réveillon de Noël! Le moment que privilégient diverses personnes de la mère de votre meilleur ami à votre petit cousin pour s'enquérir de vos activités professionnelles: «Et vous, que faites-vous comme travail?» Et la plupart des gens jouent le jeu sans trop de difficulté!
Il peut en être autrement pour le chercheur spécialisé disons en informatique quantique. Craignant de devoir écouter toute la soirée l'explication par le menu de ses journées de labeur, l'interlocuteur potentiel fuira sans doute en direction du beau-frère qui gère un magasin de sport. Et c'est chose facile à comprendre. Beaucoup d'entre nous sont à même de parler de golf ou de hockey, mais ne veulent pas se creuser les méninges pour converser sur un sujet comme l'étude des neutrinos. Surtout pas à Noël.
Vous êtes chercheur? Les articles que vous publiez sont incompréhensibles aux yeux d'un profane? Vous êtes alors douloureusement conscient que la complexité est votre pire ennemi dans ce genre de réunions. Vous ne souhaitez pas qu'une question innocente donne lieu à un long exposé dont la lourdeur pèserait sur les convives comme le copieux repas que vous vous apprêtez à prendre sur votre estomac.
Le journal Forum, curieux de découvrir la façon de survivre au réveillon sans avoir à monter en chaire ou à griffonner des nombres exponentiels sur des serviettes en papier, s'est entretenu avec un mathématicien, un astrophysicien et une neuropsychologue pour savoir comment ils parlent de leur travail avec les amis et la famille réunis en cette occasion. Pour nous amuser un peu, nous leur avons également demandé de nous expliquer en quoi consiste leur travail en s'aidant de certains des «incontournables» de cette soirée du temps des fêtes.
Il y a des disciplines universitaires qui ne se rapportent pas à l'étude de choses tangibles ou visibles. Votre riche cousine peut parler de sa dernière liposuccion, mais il est difficile d'introduire des algorithmes dans une conversation. «Les mathématiques sont par définition une abstraction», indique François Lalonde, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en géométrie différentielle et topologie.
À vrai dire, celui-ci ne fait pas complètement tapisserie dans les réveillons de Noël. Les mathématiques sont une science pure de haut niveau, ce qui rend selon lui son travail exotique du grand art pour intellectuel biscornu. Les gens qui ont vraiment envie de parler mathématiques avec lui ne se rendent cependant pas compte que cette branche du savoir d'un âge certain n'a pas cessé d'évoluer et ils finissent par soulever des questions vieilles de deux siècles.
Le professeur Lalonde fêtera Noël dans son chalet du nord des Laurentides. Il prévoit recevoir une quinzaine de personnes à dîner, mais bon nombre d'entre elles savent déjà en quoi consiste son travail. Il estime qu'il aurait besoin d'une heure et demie pour expliquer à un profane ce à quoi il passe ses journées. Ses travaux portent sur la théorie des supercordes, en particulier les espaces courbes de dimension arbitraire dans lesquels se produisent des phénomènes mathématiques.
Porc et géométrie
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François Lalonde |
Comme il ne désire pas perdre des invités au profit d'une énième reprise de
La mélodie du bonheur, il a accepté de simplifier les choses et de donner quelques principes de physique à intégrer au traditionnel repas de Noël. Le porc roulé qui trône sur certaines tables constitue à son avis un bon exemple du principe mathématique à la base de la réaction à la chaleur. Il faut en général davantage de temps pour cuire une pièce de viande roulée qu'une viande entière de la même taille parce que l'air entre les couches ne conduit pas la chaleur aussi efficacement que le jus ou le liquide à l'intérieur de la pièce entière. Notre mathématicien pourrait également lancer quelques principes de géométrie au cours de la soirée, car, lorsqu'il regarde une personne jouer d'un instrument de musique, il voit les diverses longueurs d'ondes acoustiques en interaction. La musique possède une superbe géométrie, fait-il observer, et la géométrie est une magnifique symphonie.
Qu'en est-il de l'astrophysique? Il pourrait être difficile de préciser en quoi elle consiste en prenant sa cuillère pour ajouter un peu de sauce sur la purée de pommes de terre de son voisin de table. Anthony Moffat nous assure qu'il ne ferait jamais une chose pareille à ses invités. Il est cependant capable de parler de son travail avec de nombreuses personnes. Partout où il se rend, ce spécialiste d'une des sciences les plus prisées trouve habituellement un club d'amateurs d'astronomie. Il donnera d'ailleurs une conférence devant un groupe semblable lorsqu'il rendra visite à son fils et à sa fille en Allemagne à Noël. Son travail suscite également de l'intérêt dans sa famille son fils et sa belle-fille sont physiciens. Il souligne qu'il apprécie toutefois que sa femme, bibliothécaire, ne discute jamais d'astrophysique et qu'elle lui ait fait découvrir le monde de l'art.
L'astronomie dans son assiette
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Anthony Moffat |
Le professeur Moffat est un grand vulgarisateur. Si vous lui demandez de vous résumer les principes de base de l'astronomie au réveillon, il pourrait bien saisir un verre, une assiette et un bol sur la table, leur donner le nom d'une planète et les faire tourner les uns autour des autres. Si vous l'interrogez à propos de l'étoile placée au sommet du sapin, il pourrait vous parler des preuves peu convaincantes qui affirment que l'étoile Polaire était auparavant une supernova. Vous vous retrouvez dehors en sa compagnie quand il se met à neiger? Il vous fera peut-être remarquer que les flocons possèdent six côtés et sont tous différents parce que leur formation est le fruit du hasard et a lieu dans un milieu quasi chaotique.
«Les gens doivent comprendre immédiatement de quoi il est question, reconnaît l'astrophysicien. Je ne peux pas utiliser le jargon de la profession, car j'en perdrais certains.»
Depuis qu'elle étudie le mécanisme mis à profit par le cerveau pour percevoir la musique, Isabelle Peretz a gagné en popularité et peut maintenant accrocher au mur de son bureau des articles de fond qui ont été publiés dans diverses revues. Comme la plupart des gens associent à la musique des impressions
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Isabelle Peretz |
heureuses, ils pensent que son travail consiste principalement à écouter de la musique et qu'il est donc une pure partie de plaisir. En réalité, la professeure Peretz étudie la partie la plus complexe du corps humain et la plupart des recherches menées dans le domaine sont toujours peu probantes. Cela n'empêche cependant pas M. et Mme Tout-le-monde de tirer des conclusions hâtives quant à l'effet que peut avoir la musique sur le cerveau. Plusieurs lui prêtent d'ailleurs des vertus thérapeutiques ou croient que la musique de Mozart rendra leur enfant plus intelligent. «Ils se figurent que la musique a des pouvoirs magiques.»
La professeure Peretz, qui doit se rendre dans sa ville natale, Bruxelles, pour célébrer Noël en famille, pense qu'il peut être intéressant d'établir une comparaison entre la dinde et le cerveau pour mieux faire comprendre son travail. «Le mécanisme de perception de la musique n'est pas situé à un seul endroit. Les ailes pourraient représenter le rythme et la viande blanche l'association avec la mélodie. Toutes nos émotions pourraient se retrouver dans la farce.»
Nous pouvons donc conclure, grâce à l'analogie avec la dinde, la vaisselle et l'étoile du sapin, que nos professeurs initiés aux théories complexes sont parfaitement outillés pour éclairer les neveux, belles-mères et oncles sans leur donner l'impression qu'ils subissent un examen de fin d'année à Noël!
Philip Fine
Traduit par Jacynthe Juneau