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Robert Tardif |
Alors que plusieurs efforts sont déployés pour réduire les contaminants de l'eau potable, on apprend que les normes en vigueur doivent être révisées afin de considérer une multiplicité de formes d'absorption dont on n'avait pas tenu compte jusqu'à maintenant.
Les contaminants présents dans l'eau potable sont en effet absorbés non seulement par ingestion de l'eau mais également par inhalation et par la peau lorsque nous prenons un bain ou une douche. Les contaminants les plus susceptibles d'être absorbés par ces voies sont des substances très volatiles potentiellement cancérogènes, notamment les sous-produits du chlore comme les trihalométhanes (THM) et des solvants industriels tels les trichloroéthylènes (TCE).
«Les THM sont produits par l'utilisation du chlore comme désinfectant qui réagit avec les éléments organiques présents dans l'eau», explique Robert Tardif, professeur au Département de santé environnementale et santé au travail. Plus il y a de matière organique dans l'eau, plus il y a de THM.
Des études épidémiologiques tendent à indiquer que ces substances auraient un effet négatif sur la reproduction et sur le développement du foetus. À fortes doses, elles se sont avérées cancérogènes chez le rat.
Quant aux TCE, ils sont employés dans le nettoyage des textiles et de pièces de métal ainsi que dans certains procédés d'extraction. «On les a retrouvés dans plusieurs nappes d'eau potable situées à proximité de terrains contaminés, par exemple à Shannon, près de la base militaire de Valcartier», indique le professeur. L'exposition chronique, chez des animaux, a montré des effets cancérogènes, notamment sur le foie.
Trois sources d'absorption
Pour déterminer les doses acceptables de ces produits dangereux dans l'eau, Robert Tardif et deux autres membres du Réseau de recherche en santé environnementale (Sami Haddad et Ginette Charest-Tardif) ont mis au point un modèle informatique qui prend en considération tous les modes d'absorption (ingestion, inhalation, absorption cutanée) et qui en évalue les effets dans les divers tissus de l'organisme selon le poids et le sexe de la personne et selon différents scénarios d'exposition; c'est le modèle toxicocinétique à base physiologique.
Les trois chercheurs ont ainsi mesuré les doses de THM et de TCE qu'une personne peut absorber en buvant 1,5 litre d'eau par jour et en prenant une douche quotidienne de 10 minutes. Pour l'ensemble de ces contaminants retrouvés dans l'organisme, à peu près 50 % avaient été absorbés par l'ingestion d'eau et près de 40 % sous la douche.
L'absorption au moment de la douche est causée en parts égales par l'inhalation des vapeurs et l'absorption par la peau. Comme ces produits sont très volatils, on les retrouve également dans l'air de la maison, ce qui compte pour environ 8 % de la présence de ces substances dans l'organisme.
Un autre scénario qualifié d'extrême a été étudié; en conservant une ingestion d'eau de 1,5 litre par jour, les chercheurs ont considéré l'effet de deux douches quotidiennes de 15 minutes. Dans un tel cas, les quantités de THM et de TCE mesurées dans l'organisme attribuables à l'ingestion d'eau baisse à 30 %. Le taux attribuable à l'absorption cutanée grimpe à une moyenne de 28 %, celui de l'inhalation sous la douche passe à une moyenne de 35 % et celui lié à l'air de la maison est de l'ordre de 15 %.
«Les voies d'exposition autres que l'ingestion peuvent contribuer de façon significative aux doses absorbées de TCE et de THM, spécialement lors de la prise de douches ou de bains, écrivent les trois chercheurs dans leur rapport de recherche. La contribution de l'inhalation et de la voie cutanée, lors de douches de longue durée, peut facilement dépasser celle de l'ingestion quotidienne.»
Le modèle utilisé a été validé expérimentalement en chambre d'inhalation. Selon Robert Tardif, on peut facilement déterminer la teneur en THM et en TCE dans l'urine et dans l'air expiré après une douche. Le professeur se fait toutefois rassurant en précisant que les taux de ces produits retrouvés dans l'eau potable demeurent normalement très en deçà des doses dangereuses. «Mais il faut tenir compte de toutes les voies d'absorption pour fixer les normes», souligne-t-il.
D'après les résultats obtenus, les chercheurs considèrent que la norme journalière acceptable des TCE devrait être diminuée de moitié. Deux des THM, soit le chloroforme et le dibromochlorométhane, s'avèrent plus inquiétants et devraient être réduits respectivement de cinq et de neuf fois leur dose actuelle.
Selon le professeur Tardif, Santé Canada procède actuellement à la révision des normes concernant l'exposition à ces produits en tenant compte notamment des résultats de cette étude.
Épidémiologie
L'outil conçu par les trois chercheurs est adaptable à des situations précises, voire des cas individuels. Il permet, par exemple, de calculer les doses d'absorption des THM chez des nageurs de compétition, qui en respirent de grandes quantités à la surface de l'eau chlorée des piscines.
L'équipe poursuit ses travaux pour intégrer à leur modèle toxicocinétique des données géographiques sur les sources d'exposition aux produits toxiques. «Nous pourrons ainsi évaluer les doses précises pour un individu en particulier en considérant ses caractéristiques physiologiques et ce qu'on retrouve dans son milieu, précise Robert Tardif. Cette application est notamment envisagée pour estimer les risques courus par les femmes enceintes.»Le modèle toxicocinétique peut également servir les études épidémiologiques en permettant de déterminer, a posteriori et à la lumière des analyses de santé, les doses de produits toxiques auxquelles une population donnée a été exposée. Cette détermination a toujours été l'une des grandes difficultés des études épidémiologiques.
Daniel Baril