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Originaire de France, Pierre Beaulieu est arrivé à Montréal dans les années 90 pour ouvrir un laboratoire en pharmacologie. Il y étudie les effets analgésiques du THC. Une molécule du cannabis est présentement à l’étude. |
L’anesthésiste Pierre Beaulieu mène actuellement, au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), des travaux de recherche clinique sur la nabilone, un dérivé synthétique du tétrahydrocannabinol (THC), qui est le principal composant psychoactif du cannabis.
Première au Canada en ce qui a trait à la douleur postopératoire, cette recherche consiste à tester les propriétés antidouleur du cannabis en association avec la morphine chez des patients qui ont subi une chirurgie majeure.
«Nous avançons l’hypothèse que la nabilone associée à la morphine donnera de meilleurs résultats que les analgésiques couramment utilisés, comme les anti-inflammatoires non stéroïdiens ou AINS», commente le Dr Beaulieu qui, en plus de sa pratique médicale, est professeur au Département de pharmacologie.
Le protocole ne prévoit pas la distribution de marijuana aux patients alités, bien entendu, mais l’ingestion sous forme de comprimés de cette molécule synthétique dérivée du cannabis. «Lorsqu’une personne fume un joint, son organisme absorbe une soixantaine de produits, appelés cannabinoïdes, dont certains ont des effets psychotropes. La nabilone ne représente qu’un seul de ces produits.»
À raison de trois doses en 24 heures, la nabilone sera donnée en complément à la morphine, et l’on comparera ses effets avec ceux obtenus au moyen d’un placebo et d’un autre produit couramment employé (un AINS), ces deux derniers étant aussi associés à la morphine. Une quarantaine de patients ont déjà accepté de participer à l’étude et le chercheur veut en réunir 160 avant de clore l’échantillon.
La médecine conteste
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Entre le Tylenol et la morphine, il existe peu d’antidouleurs. |
Forum
faisait état, il y a deux ans, d’une conférence du Dr Roger Ladouceur devant ses confrères sur les mythes du cannabis thérapeutique (voir
Forum du 2 décembre 2002). Au terme d’une synthèse de la littérature scientifique sur le sujet, le médecin affirmait que la marijuana était, au mieux, aussi efficace que les médicaments connus et éprouvés, mais elle comporte dans la plupart des cas des effets secondaires trop grands pour être considérée comme équivalente des autres médicaments.
«Je ne dis pas que la marijuana est inefficace. Je dis qu’il n’est pas démontré scientifiquement qu’elle offre un intérêt supérieur aux médicaments vendus sur ordonnance», nuançait le médecin.
Le Canada autorise l’usage de la marijuana pour des raisons médicales dans des circonstances très précises. Des patients se voient prescrire depuis plusieurs années du cannabis contre la douleur. Deux autres médicaments délivrés sur ordonnance sont aussi vendus. En plus de la nabilone (commercialisée sous le nom de Cesamet), utilisée principalement pour ses effets antinauséeux, un autre dérivé cannabinoïde, le dronabinol (connu sous le nom de Marinol), est également prescrit aux anorexiques pour leur redonner de l’appétit. Mais l’usage en médecine clinique de ces deux dérivés ne fait pas l’unanimité et ces produits n’ont pas été désignés pour le traitement de la douleur.
Pourtant, on a recours au cannabis depuis longtemps dans les laboratoires. Les effets du THC sur l’animal sont incontestables. Mais selon le Dr Beaulieu, qui a récemment effectué une recension exhaustive de la littérature sur le sujet, le cannabis a gagné des points depuis 18 ou 24 mois dans le monde médical.
«On note un peu partout un regain d’intérêt pour les cannabinoïdes, car plusieurs études cliniques s’avèrent concluantes, explique le spécialiste. Certaines ont porté sur un grand nombre de patients. Par exemple, une étude auprès de 630 personnes atteintes de sclérose en plaques a révélé des effets subjectifs très positifs dans le traitement des spasmes et de la douleur associés à la maladie. Une autre démontre que les cannabinoïdes peuvent agir de concert avec des médicaments à base d’opiacés ou indépendamment de ces substances.»
Pourquoi rechercher de nouveaux produits antidouleur? Cela peut sembler étonnant, mais l’arsenal thérapeutique est pauvre en analgésiques. D’un côté, on trouve l’acétaminophène (ou Tylenol), qui soulage les douleurs légères; de l’autre, la morphine ou un de ses dérivés sont employés dès que le patient est aux prises avec des douleurs aiguës ou persistantes. «Entre les deux, il n’y a presque rien, mentionne l’anesthésiste, et l’on peut voir actuellement les limites de la prescription des AINS. La morphine quant à elle est efficace, mais entraîne des effets secondaires majeurs.»
Très souvent administrée par le patient lui-même, la morphine présente plusieurs avantages. Mais elle comporte aussi de sérieux inconvénients: nausées, vomissements, sudation, hallucinations, prurit, rétention urinaire et détresse respiratoire. «Les médecins et infirmières ont souvent remarqué qu’un grand nombre de patients préfèrent endurer une certaine douleur plutôt que de subir ces effets secondaires», fait observer le Dr Beaulieu. C’est pourquoi l’arrivée d’une autre classe d’analgésiques serait bien accueillie dans les salles de réveil et les unités de soins intensifs.
Recherche fondamentale
Au pavillon Roger-Gaudry, le laboratoire du Dr Beaulieu s’intéresse à la douleur et à l’inflammation. Ici, c’est la recherche fondamentale qui compte. «En partageant mon temps entre la clinique et la recherche, j’ai vraiment un pied dans chaque monde, explique le médecin. Dans ce laboratoire, par exemple, nous voulons connaître les mécanismes neurobiologiques périphériques qui agissent dans le contrôle de la douleur.»
Parmi les expériences menées dans ce laboratoire, on veut par exemple mettre au point un médicament à base de cannabis qui n’engendrerait pas l’effet psychotrope qui plaît tant aux amateurs de marijuana. «Nous cherchons à savoir comment traiter les animaux pour éliminer cet effet du cannabis et ne conserver ainsi que l’élément antidouleur et anti-inflammatoire.»
Des étudiants diplômés poursuivent des travaux de recherche fondamentale sur les circuits neurologiques périphériques de la douleur. «Avec un modèle animal, nous testons l’effet de cannabinoïdes sur les nerfs et la peau», explique un des étudiants au doctorat en pharmacologie, Jean-Sébastien Walczak. À l’aide d’un poste d’électrophysiologie, il observe ex vivo l’effet des dérivés cannabinoïdes sur le nerf saphène après lésion de ce dernier (produisant une douleur dite «neuropathique»). L’étudiant accorde une attention particulière aux mécanismes de la douleur périphérique, une douleur «particulièrement difficile à comprendre».
Mathieu-Robert Sauvé